Voilà un délice qui ne vous coûtera que dix euros et un plaisir sans mélange. On pensait que tout Vialatte avait été édité. Hé bien non, Alexandre est sans fin! Il y a toujours quelques pages cachées, oubliées dans les archives d’un journal ou magazine, prêtes à resurgir. Ce cadeau nous est offert ce mois-ci par les Éditions Le Bateau Ivre de Perros Guirec. Même s’il s’agit de pages de jeunesse, ce ne sont pas des rogatons, elles sont belles et d’un art étonnamment prometteur.
En 1932, Le Figaro commande une série de chroniques à Alexandre Vialatte. Le jeune journaliste, écrivain et traducteur de Kafka, va alors rendre visite aux communautés indiennes, arabes, russes et chinoises pour écrire ces Étrangers de Paris, qui paraîtront de décembre à mars de l’année suivante. Il faut dire qu’à l’époque le pays est en pleine effervescence migratoire: on compte 3 millions d’étrangers en France (6,6% de la population) – l’Hexagone est le pays au monde où ils sont le plus nombreux. Les années 20 ont vu l’arrivée massive de migrants (Italie, Espagne, Pologne) venus combler le manque de main-d’oeuvre après le premier conflit mondial auxquels se sont ajoutés des réfugiés fuyant guerres et persécutions (Arméniens et Russes blancs).
« Paris digère-t-il tous ces corps étrangers? » se demande le jeune reporter. La question de l’assimilation est donc posée et, pour y répondre, Alexandre se rend à la mosquée de Paris, dans les quartiers russes du XVIe arrondissement, les restaurants chinois… 
Avec la fantaisie un peu loufoque dont il fera preuve, 20 ans plus tard, dans ses célèbres chroniques pour le journal La Montagne, Alexandre Vialatte fait un récit savoureux de ses rencontres. Il y a chez lui, un plaisir malin à taquiner les préjugés habituels sur telle ou telle catégorie de « métèques » comme on disait alors. Vialatte est trop intelligent pour prendre platement le contrepied des idées reçues. Non, il joue avec le cliché, le tourne et retourne dans tous les sens comme un jeune chat avec une souris et le laisse en plan, vide et in-signifiant. Exercice risqué et un peu pervers puisque d’emblée, il ne s’affranchit pas de tous les stéréotypes. Il fait semblant de les prendre au sérieux – il sait qu’ils parlent au lecteur (lequel en est peut-être imprégné), il sait qu’ils cachent un fond de vérité indicible, inavouable par respect, par courtoisie à l’égard de ses interlocuteurs… Mais par un art redoutable de la question et une malice imparable dans la (re)formulation des réponses, il parvient à les renverser explicitement et parfois à les confirmer implicitement grâce à un humour subtilement décalé. On voit par là, en germe, l’impressionnante puissance dialectique de l’écrivain à venir, aimant jouer avec les contrastes et les contraires, peu doué pour le discours assertif, minant subrepticement toute position par son contraire, trop brillant pour être là où tout le monde l’attend, s’échappant après avoir élégamment tiré le tapis sous les pieds du lecteur qui n’en peut mais. Justement, le dernier mot de l’un de ces récits est: « Ami lecteur, cherchez le vrai », il vaut pour l’ensemble de ces textes où chacun (autochtone ou étranger) peut « voir midi à sa porte ».
Un mot m’a frappé: le mot « acclimaté » qui revient plusieurs fois dans ces récits, fort désaisonné, il sonne comme un habituel d’époque et nous renvoie à la délicate (et toujours actuelle) question de la « digestion » de tous ces étrangers par le corps de la nation, par le pays France. Chaque époque a eu un terme préférentiel pour dire la chose: acclimatation, acculturation, assimilation, intégration, insertion, etc. Avec pour chacun des nuances et connotations qui provoquent et continuent d’alimenter de douloureux et parfois oiseux débats sur nos traditions d’accueil.
Voici pour la fine bouche l’une des plus exquises de ces rencontres « Ménages et littératures franco-russes » (02/01/1933).

Alexandre Vialatte, Étrangers de Paris (chroniques inédites), avec des illustrations originales de Claude-Henri Fournerie, avant-propos de Camille Lestienne, Collection Bleu soleil, 64 pages, 7 illustrations, éditions Le Bateau Ivre, 10 euros. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Claude-Henri Fournerie / éditions Le Bateau Ivre.

Prochain billet le 16 octobre.

  1. Pascale BM says:

    Ajouté à ma liste sans fin qui ne calme jamais ma faim.

    (si l’on regarde les chiffres de l’histoire de l’immigration en France, notamment depuis la fin du XIXème siècle, on n’en croira pas ses yeux, ce qui pourrait être salutaire! de mémoire, je crois même que celui de 10% fut atteint ; aller voir sur le site du Musée de l’Immigration, Porte Dorée)

  2. Anne CHRISTOPHE says:

    Bonjour au Lorgnon Mélancolique. Mélancolique aussi je suis… Ma première rencontre avec A. Vialatte fut les « Dires étonnants des astrologues ». Enchantée par la découverte de cette écriture si personnelle qui m’a aussi beaucoup fait rire,
    je me suis amusée à parodier, au féminin cette fois-ci, la description des signes zodiacaux. Je vous propose la Vierge (24 août – 23 septembre) :
    « Sur la plage abandonnée, coquillages et crustacés » font leurs valises. C’est la fin de l’été. Terminé le farniente. Il faut planter les navets d’hiver, butter le poireau, récolter les cucurbitacées. Il faut traiter les calvities précoces, celles notamment des sujets petits, si possible bien portants et jouissant de l’estime publique. Il faut mesurer, ranger, engranger. Le lait retrouve sa brique, la sardine sa boîte, la pluie son parapluie. C’est la rentrée. Bien qu’il puisse advenir qu’un attardé se rende au travail pieds nus, son filet de pêche aux crevettes à l’épaule. Ses collègues songent qu’il a bien de la chance mais son patron lui suggère de revenir plutôt aux calendes grecques…
    Car septembre ne rigole pas. C’est le premier des lugubres mois en « R ». Sans plus attendre, la brise brave le brillant brigadier bredouillant son bréviaire en brésilien. C’est tout dire. De son côté, le dicton rappelle non sans raison : « En septembre, le raisin et la figue pendent ». Ceux qui ne l’auraient pas remarqué en sont désormais informés. C’est l’automne.
    Désoeuvrée depuis le départ des touristes, la lune quant à elle se présente dans l’axe exact de l’Arc de Triomphe, place de l’Etoile à Paris, comme il se doit. Prouesse superfétatoire et non sans risque, même pour a lune…
    Ces remises à l’heure des pendules annoncent clairement l’arrivée de la Vierge : madone italienne au teint de rose et de miel des montagnes plutôt que Picasso de l’époque cubique. Derrière ce délicat portrait du Quattrocento se cachent parfois deux Vierges : l’une sage, l’autre folle.
    De fait, il n’est pas dans la nature discrète de la première de faire des vagues. Aussi coincée qu’un noeud de cravate, médisent certains. Toujours tirée à quatre épingles, tendance bure laissant soupçonner des sous-vêtements de style mormon,il lui arrive cependant d’afficher un épis de blé bio à sa boutonnière les jours de fête. De ses ancêtres suisses, elle tient la manie de l’ordre et ne peut se coucher qu’après avoir disposé ses pantoufles à semelles chlorophylle au pied de son lit, dans le sens des aiguilles d’une montre. Ce rituel accompli, cette fan de Tino Rossi plonge avec gourmandise dans son livre de chevet préféré : Le Grand Dictionnaire des Malaises et des Maladies.
    La vierge sage se distingue encore par son goût affirmé pour l’aubergine, légume cérébral et grave s’il en est (c’est lui qui inspira son « Penseur » à Auguste Rodin). Par son sens pratique : seule la poubelle à pédale trouve grâce à ses yeux. D’une propreté pointilleuse, elle poursuit le microbe à coups de balai bien placés. Ceux qui en réchappent développent d’urgentes stratégies de camouflage. D’autres envisagent de déménager. On les comprend. D’une fidélité sans faille, ses amis lui pardonnent aisément ses petites manies.
    La vierge folle, de son côté, fait ce qu’elle peut sous l’empire de Mercure et Cérès, ces deux astres ruminants. Ce n’est pas tous les jours relâche. Cette vierge là, comme la précédente, a les nerfs fragiles. En pire. Il lui arrive de s’asseoir entre deux chaises, un verre à moitié vide à la main et de se relever en déclarant sans préambule que l’histoire des Bourbons la barbe ! Lui en demander la raison risquerait de provoquer une explication dont personne ne sortirait grandi…
    Mieux vaut en effet éviter de bousculer le cours du long fleuve tranquille de la vie d’une Vierge. L’imprévu lui donne de l’urticaire et l’on sait à quel point cette affection est difficile à soigner.
    Le prétendant néanmoins sensible à sa timide féminité risque vite d’être accablé sans être comblé, contrairement à ce que proclamait le Général de Gaulle dans le fleuve d’un discours célèbre. Au coeur de son jardin secret, elle cultive sans en avoir l’air, des collections de billets et d’yeux doux, roucoulades, câlins, caresses et autres transports sentimentaux plus étouffants qu’une couette en duvet d’oie véritable par 40° à l’ombre…
    Quoiqu’il en soit, personne n’égale le dévouement d’une vierge, sage ou folle, ou les deux à la fois. C’est elle et pas une autre qui distribue les rations alimentaires aux voyageurs de la SNCF coincés en rase campagne pour cause de feuilles sur la voie, elle qui récolte des fonds afin d’offrir un dentier aux vieilles poules, elle encore, à cheval sur ses principes, qui gagne toutes les courses et en reverse les gains au profit des langoustes orphelines. Elle encore qui milite pour la récupération des bouts de chandelles qui, mis bout à bout, se donnent la main comme tous les gars du monde !
    Des fouilles archéologiques en forêt de Brocéliande attestent la présence de nombreuses Vierges dans des habitats aux robustes toits d’ardoise. Les ossements en parfait état de conservation côtoient d’importants vestiges de squelettes de porcs-épics laissant penser à leur domestication. Probablement à usage de défense contre les agresseurs. Remarquables étaient les réserves souterraines de graines et autres plantes médicinales susceptibles de tenir un siège sévère. On reconnaît à ce détail les qualités ancestrales, jamais démenties, de cette fille de l’automne attachée à la terre comme l’escargot à sa coquille : réfléchie, prévoyante, économe, rigoureuse, raisonnable, sérieuse… bref, peu encline aux bagatelle, fadaise, futilité et autre niaiserie de l’existence.
    Quoique…

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Patrick Corneau