Dans le bras de fer qui a opposé la France à l’Italie à propos du rachat-contrôle des chantiers navals STX de Saint-Nazaire par le groupe Fincantieri se joue en coulisses une catastrophe bien pire que de supposés « dégraissements » d’effectifs, pertes d’emplois ou fuite de savoir-faire national en construction navale. Une catastrophe écologique est déjà en cours, elle sera peut-être bientôt suivie d’un cataclysme bien pire, d’une ampleur sans précédent: la perte programmée de la perle historique de la vieille Europe, la plus belle ville du monde: Venise!
Mais que vaut l’écologie, l’œcoumène d’une cité aussi prestigieuse soit-elle face à l’économie? Il faut des esprits animés d’une sainte et saine colère comme Roberto Ferrucci pour crier au monde la réalité de ce scandale caché derrière la trivialité de cette affaire politico-économique. Écrivain, journaliste et traducteur, Roberto Ferrucci dénonce depuis plusieurs années le désastre écologique représenté par la circulation de paquebots de croisière en pleine Venise tout en participant à divers collectifs de résistance à cette ignominie.
On ne peut pas taxer Roberto Ferrucci de légèreté: il EST vénitien et il a vécu à Saint-Nazaire lors de multiples résidences d’écriture, là-même où sont construits nombre de ces mastodontes des mers. Il connaît parfaitement l’amont et l’aval, le geste technique et ses retombées écologiques, humaines et culturelles*, bref l’estuaire (Loire) et la lagune (Adriatique) – c’est d’ailleurs ce balancement qui rythme la parfaite démonstration de Venise est lagune. Mastodontes des mers, disions-nous. Des mers, de la haute mer plutôt, alors que Venise est sise dans une lagune (peu de fond et un écosystème fragile, précieux et unique), ce qui fait une énorme différence en termes d’environnement maritime et donc de nuisance. Chaque voyage de ces villes flottantes – et il peut en défiler dans la Giudecca 7 à 8 par jour en pleine saison – c’est une quantité de particules fines rejetée quotidiennement dans l’air équivalant à celle de 14 000 véhicules! Les pales de leurs monstrueuses hélices sont des machines à broyer les fonds et à produire de la boue ainsi que d’intenses vibrations qui mettent à mal les (déjà) précaires pilotis de la sérénissime. Ne parlons pas de l’horreur esthétique de ces « absurdes icebergs d’acier » surplombant (et plongeant dans l’ombre) les merveilleuses façades de la cité des Doges de leurs 7 – 8 étages de laideur agressive kitsch et trash. Quand on apprend que les édiles locales, Maire en tête, font tout (y compris la plus abjecte des désinformations) pour maintenir le trafic des paquebots et installer contre monnaie sonnante un véritable écocide, on est en droit de désespérer.
Voilà où nous en sommes. Faudra-t-il une catastrophe semblable à l’échouement du Costa Concordia pour que les choses changent?

Lisez ce petit livre (seulement 8,5€ !), le lire c’est déjà un acte de résistance, c’est montrer que vous êtes plus vénitien(ne) que le Maire de Venise.

* On pourrait formuler une variante de l’ »effet papillon » appelée « effet hélice »: le tour d’hélice d’un paquebot à Saint-Nazaire peut-il provoquer une inondation à Venise?

Venise est lagune de Roberto Ferrucci, Jérôme Nicolas (traducteur), Éditions La Contre Allée, 2016.

Extrait à lire.

Illustrations: photographie ©TK / Éditions La Contre Allée.

Prochain billet le 3 octobre.

  1. Serge says:

    La machine économique doit continuer à tourner.
    La construction de ces bateaux favorise l’emploi.Le tourisme donne des emplois, du commerce, des taxes. Tous les gens ont le droit d’aller visiter Venise et de faire des croisières dans une société démocratique.
    La croissance démographique et économique se fracasse sur les limites écologiques.
    Il y a des problèmes sans solutions. Pour mes prochaines vacances, je visite le Berry.

    1. Vous avez entièrement raison Serge, « La croissance démographique et économique se fracasse sur les limites écologiques » est une réalité indépassable, d’où l’extrême difficulté de la position et mission de Nicolas Hulot… Bonnes vacances dans le Berry où il y a moins d’Histoire et plus de Nature qu’à Venise, mais pas moins de beauté. 😉

  2. Pascale BM says:

    Sur une pancarte de riverains et habitants de Barcelone : « ce n’est pas du tourisme, c’est une invasion ».
    J’ai un problème avec l’expression « tout le monde a bien le droit de »…. dont je mesure l’usage ironique plus haut, bien sûr. Il n’empêche qu’elle a valeur d’impératif catégorique pour le plus grand nombre, qui confond la réalisation de ses désirs (nous passerons charitablement sur la nature consumériste de ces désirs, totalement factices et contingents) avec le droit. Et qui ne sait pas que le mille-feuilles des caprices individuels (aller à Venise, au ski ou « faire l’Himalaya ») n’a pas vocation à se transformer en obligation pour tous, sans un certain risque pour la liberté justement…. Grégarisme ou morale du troupeau disait Nietzsche.
    Je pense quand même qu’il est trop tard. On ne pourra jamais faire machine arrière de cette domination du pouvoir économique, ni des comportements de masse. Il faudra peut-être, sûrement, en passer par l’apocalypse. Ceux qui ont résisté -à une époque où l’on se faisait prendre pour cinglé(e), ceux qui résistent aujourd’hui, crient -et pleurent- dans le désert. On savait, on aurait pu savoir. On sait. On y va quand même. On sait tout. On continue. Relire Pascal, et se souvenir qu’un jour, pour chacun, ce sera la fin de la comédie en un acte, et de l’instinct qui nous porte à chercher divertissement et occupation, obstinément. En attendant, tuer l’ennui à tout prix, à tous prix… « Nous courons sans souci dans le précipice, après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir » (Pensées, Misère de l’homme, 226 [27] ».

    1. Hélas, en paraphrasant un peu Pascal, nous n’avons que deux possibilités : courir sans souci vers le précipice avec quelque paravent mental (et là les stratégies d’évitement sont nombreuses et ingénieuses, voir G. Anders) ou bien y courir en toute lucidité avec la peur au ventre, la détresse dans le cœur (et le maigre réconfort de la conscience morale). Dans les deux cas, il est déjà trop tard : l’apocalypse est assurée. Reste à savoir si c’est pour demain soir ou demain matin… 🙁

  3. Pascale BM says:

    mais…. une stratégie d’évitement, puisqu’elle est stratégique, est consciente qu’elle évite et de ce qu’elle évite qu’elle ne peut empêcher. C’est une illusion totale au moins, au plus une « arnaque », un miroir aux alouettes, une autre manière, moins frontale, de se leurrer soi-même. Et pour les masses (au sens de cet honni tourisme de masse) c’est pire encore, puisque l’évitement dont elles sont victimes, c’est celui de la réflexion. Dont on a cru pour elles qu’elles pouvaient se passer, en supprimant dès le plus jeune âge la pratique de l’effort intellectuel au profit de la réussite immédiate. (ex : cesser de lire les grands auteurs, enseigner le français par tweet). On peut penser que je m’égare. Suis convaincue qu’il s’agit de la même chose.
    Demain matin ou demain soir? j’aime autant demain soir, j’ai encore quelques petites choses sans importance (lire, écrire, re-lire…) à faire avant.

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Patrick Corneau