Voici un livre dont je pourrais dire qu’il figurera sur ma table de chevet. Je n’ai pas de « table de chevet » mais au bas de ma bibliothèque un petit guéridon où je laisse les livres dont je ne veux pas m’éloigner. L’éloignement c’est la disparition dans le chaos de ladite bibliothèque. Ils sont là, quelques privilégiés, stoïques – épargnés d’un naufrage programmé…
Autoportrait en lecteur côtoiera Le livre des amis de Hugo von Hofmannsthal, l’indispensable livre de citations que certains considèrent comme un livre « culte ».
J’aime les citations, j’aime les livres de citations, j’aime les auteurs qui aiment citer. Le livre de Marcel Cohen est l’un de ceux-là. Mais avec une particularité qui explique l’avertissement placé au début de l’ouvrage: « Les citations ont un intérêt particulier dans la mesure où nous ne notons jamais que nos propres paroles quel que soit celui qui les a écrites. Le ‘quel que soit’, c’est le citateur lui-même mais sous d’autres traits, à une autre époque, en d’autres circonstances. »
Et, de fait, au long de ces pages, les citations que nous lisons ne comportent pas de guillemets, de nom d’auteur, bref elle ne sont pas « référencées »: elles sont disposées les unes à la suite des autres comme si elles étaient de Marcel Cohen lui-même. Imposture? Non, car les sources sont en fin de volume, indiquées en bonne et due forme.
Ce dispositif est guidé, traversé par une une idée forte dont il se veut l’illustration: nous sommes les livres que nous avons lus, notre personnalité est une illusion, un leurre mental, une bouée pour donner quelque consistance à notre auto-estime ou à notre incurable narcissisme. Nous ne sommes que la trace (singulière certes) laissée par nos rencontres avec les textes. Pas une des pensées qui nous vient n’est nôtre. Quelqu’un, quelque-part, sur une échelle des temps que nous ignorons l’a eue ou l’aura. Car tout a été dit, nous ne faisons que répéter (« nous ne faisons que nous entregloser » disait Montaigne). Cette affirmation ou hypothèse (c’est selon) déroutante, a permis à Jorge Luis Borges – qui ne croyait nullement à l’originalité de l’Auteur – quelques belles dérives littéraires. Dans une célèbre nouvelle publiée en 1941, La Bibliothèque de Babel, Borges imagine une bibliothèque totale composée de tous les livres de 410 pages possibles, comprenant toutes les combinaisons possibles de symboles orthographiques, tout ce qu’il est possible d’exprimer, dans toutes les langues. Tout est consultable dans les rayonnages, proclamait Borges, avant même qu’il ne soit écrit, perdu au milieu de caractères incohérents*. Y compris Autoportrait en lecteur, la compilation que nous propose Marcel Cohen faite de l’étoffe de tous les rêves des écrivains qui le hantent.
L’autre intérêt de ce livre étonnant est que le choix opéré par le « lecteur-citateur » donne à lire une sorte de portrait en creux de Marcel Cohen, offrant l’image d’un paysage intérieur exigeant (je veux dire éminemment éthique) avec ses préférences, ses détestations, ses obsessions, ses impossibilités, comme ses scrupules**. Rien d’étonnant de la part d’un écrivain extraordinairement discret s’il en est, pudique au point d’écrire « Un homme… » plutôt que « je » dans la merveilleuse série des Faits***. Quoiqu’en dise Marcel Cohen page 119 citant les mots de Julio Cortazar (cités par Roger Grenier!), il s’agit bien d’ « un autoportrait d’où l’artiste aurait eu l’élégance de se retirer ».

Marcel Cohen, Autoportrait en lecteur, Éric Pesty. LRSP (livre reçu en service de presse)

* La Bibliothèque de Babel a redonné de la vigueur à un vieux théorème mathématique, le « paradoxe du singe savant »: si on lui donne suffisamment de temps (l’éternité!), un chimpanzé qui tape au hasard sur le clavier d’une machine à écrire pourra presque sûrement produire une copie d’Hamlet de Shakespeare.
** ceux d’un auteur travaillé par l’impératif de vérité, de la parole juste comme dans Sur la scène intérieure (Gallimard, L’un et l’autre, 2013) pour évoquer le crime qui le priva très jeune de sa mère, de son père, de sa petite sœur, de ses grands-parents paternels, de deux oncles et d’une tante, raflés puis disparus à Auschwitz en 1943 et 1944.
*** Faits. Lecture courante à l’usage des grands débutants, Gallimard, 2002; Faits, II, Gallimard, 2007; Faits, III. Suite et fin, Gallimard, 2010.

Illustrations: Marcel Cohen, photographie de Catherine Hélie / Éditions Eric Pesty.

  1. Pascale BM says:

    J’avoue n’avoir pas toujours un regard complaisant pour les citations, à moins que ce ne soit pour le(s) citateur(s)… trop souvent simples boites à enregistrement des formulations d’autres, auquel il prête (lui qui prend) un effet magique mais négatif compensatoire. Le disant, je pense il est vrai à l’un d’eux en particulier, compulsif du petit carnet et du crayon pour noter, noter, noter, ce qui d’ailleurs est un ralentisseur de mémoire. Donc je ne suis pas juste à l’égard de ce que je viens de lire sur le livre de Marcel Cohen. Qui ne doit certainement pas entrer dans cette catégorie, et même en être aux antipodes.
    Tellement en accord, en revanche, avec l’idée que nous ne sommes que -version optimiste, nous sommes « avant tout »- faits de nos lectures. Sans vouloir être trop solennelle, je dirais bien quand même, seuls ceux qui le sont le savent. N’être pas ce lecteur-là, qui se laisse glisser, noyé volontaire, dans les mots et les pensées autres et des autres, accepte d’en être malaxé et maltraité aussi, seul ce lecteur-là sait à quel point c’est juste, et ne pense pas une seule nanoseconde que cette dette incommensurable le soumet. Il sait qu’elle l’oblige. Dans l’apprentissage d’une grandeur qui passe par l’humilité reconnaissante.

    1. Pour la citation, tout un art ce me semble, plutôt qu’un ventriloquage, vous êtes un peu sévère – en défense, je me permets de répondre via un billet précédent:
      http://lorgnonmelancolique.blog.lemonde.fr/2007/02/11/citations/
      et la présentation critique du dernier Vila-Matas, grand citateur…
      http://lorgnonmelancolique.blog.lemonde.fr/2017/04/13/mac-et-son-contretemps/
      Entièrement d’accord avec la seconde partie de votre commentaire, il faut avoir beaucoup lu (donc beaucoup oublié) pour accéder à cette humilité qui nous fait reconnaître que nous sommes un palimpseste en perpétuelle réécriture.

  2. Pascale BM says:

    Inconvénient du format : difficile d’opérer de nécessaires nuances sans développer, et développer n’ « entre » pas dans l’exercice. Je me doutais un peu que j’allais me faire reprendre sur le premier point. Aussi, et après avoir lu les billets en référence, je précise un brin pour arrondir ma sévérité. Car sévère je suis, oui, c’est sûr, pour ces citateurs que l’usage intempestif des formules d’autrui autorise à ne pas s’efforcer, se forcer, faire des efforts. Il y a des citateurs compulsifs, disais-je, et je ne visais que ceux-là, j’eus été, sinon, en contradiction avec la suite. Je suis moi-même évidemment, de ceux (celles) qui entrent dans les maisons des autres, sur la pointe des pieds, et le plus poliment possible, en révérence et respect, et surtout sans mettre le bazar -le contresens ou la torsion de signification au service de soi- . La citation comme exercice d’admiration, du cité et non d’autosatisfaction du citateur. Suis sûre que nous sommes en accord…

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Patrick Corneau