Nel mezzo del cammin di nostra vita*, il peut arriver qu’une envie de renouvellement, de recommencement nous prenne. Envie induite par l’usure de la vie, la lassitude qui vient avec l’âge. Force pressante parfois provoquée par un bouleversement, un séisme qui survient dans le cours des jours: maladie, échec professionnel, divorce. Quoi qu’il en soit, quand on avance dans la vie, face au peu de temps qui nous reste, surgit une question qu’on ne peut pas ne pas se poser: pourquoi est-ce que je continue de vivre? Cette question ultime on peut la considérer au niveau bas du développement personnel et trouver quelque emplâtre sur le marché du bonheur, un pseudo-réconfort affublé en « sagesse ». Ou bien l’affronter philosophiquement pour y chercher une issue plus ambitieuse qui voit l’émergence d’une « seconde » vie. Tel est le propos du nouveau livre de Francois Jullien Une seconde vie.
Qu’est-ce qu’une seconde vie? C’est une vie qui, du cours même de la vie, se décale lentement d’elle-même et commence de se choisir et de se réformer. Comment? C’est l’objet de ce livre dont le parcours programmatique est de poser dans un langage clair, non jargonnant, les conditions d’accès à cette métamorphose. Car de philosophie il ne saurait y avoir sans l’exercice d’un travail sur soi, comme le rappelle avec force François Jullien; c’est la condition première pour qu’ait lieu une metanoïa, un dé-gagement de la vie ancienne pour, non pas la répéter, mais la reprendre et commencer véritablement d’exister. Pour cela, il faudra d’abord penser ce que sont des vérités, non pas démontrées, mais décantées à partir de la vie même; ou comment de l’expérience accumulée on peut ouvrir un espace de liberté qui permette à nouveau d’essayer (de relire les classiques par exemple); ou comment la lucidité est ce savoir négatif qui nous vient malgré nous et opère un découvrement, un dénudement, un désillement salutaires en tous domaines (politique, social); ou comment la vie peut ouvrir, non sur une conversion (aléatoire, précaire), mais sur une vie dégagée. François Jullien montre comment la vie affective peut, elle aussi, être bouleversée et comment un second amour, fondé, non plus sur la prédation, la possession mais sur l’infini de l’intime peut débuter.
Le véritable apport de la démarche de François Jullien est de nous faire bénéficier de sa connaissance de la pensée chinoise pour déborder la philosophie gréco-latine. Relisant les classiques de la pensée chinoise, les fondateurs du taoïsme comme Laozi ou Zhuangzi, il les fait dialoguer avec les écrivains et penseurs européens, d’Héraclite à Proust, de Montaigne à Nietzsche. François Jullien pointe la tache aveugle qui nous masque ces « transformations silencieuses » du tao qui font que « plus on avance, plus on ne fait que commencer ». Ce que Jullien précise à sa manière: « Tel m’apparaît le propre du vivre: dé-coïncider », « vivre, en soi, est dé-coïncidant – c’est même là le seul en-soi du vivre. »
Cette invitation à la déprise, à l’ouverture, à la fluidité est un programme optimiste – car « le pessimisme aussi est une paresse » – et nous n’avons pas de vie de rechange ou de remplacement comme disait déjà le sage orateur attique Antiphon. Oui, à même la vie, dans sa trame, son épaisseur et son déroulement singulier, peut s’esquisser de l’intérieur comme en filigrane une « seconde » vie, une autre scène intime. C’est une chance, ne la laissons pas passer. Il n’y faut qu’un peu de courage, un peu d’audace pour hausser le niveau de conscience et de liberté. Autrement dit: osons siffler ou « siffloter »…

« Au IIIe siècle, après l’effondrement du pouvoir centralisé des Han, dans une Chine à nouveau divisée où l’impé­ratif de faire carrière ne s’impose plus, on a célébré de tels « sages » ou bohèmes du « Bos­quet de bambous » qui, se délectant des écrits taoïstes comme s’adonnant à la boisson, tentent de vivre en retrait du pouvoir et font d’une vie dégagée leur aspiration: ils n’ont cure des jugements du monde, ont une parole émancipée et sont poètes. En effet, qu’ils ne laissent pas leur vie s’enliser dans le monde donne un essor, s’ouvrant en fonds infini, à leur pensée, que seule la poésie peut exprimer. Ou ne serait-ce pas déjà plus simplement – plus élémentairement – de siffler ou siffloter à son gré (xiao)?
Car le sifflement déjà est un dégagement – mais qui songerait à penser, ou seulement à créditer d’intérêt, ce qu’est siffler ou « sif­floter »? N’est-ce pas vraiment trop minime pour être médité? Or siffler laisse épancher librement le sentiment sans commencer de l’abstraire, dit le détachement intérieur, mais sans avoir à l’expliciter, est une modulation ou variation continue qui n’a pas besoin de s’articuler. Un sifflement (sifflotement) n’a pas de sens si ce n’est d’exprimer de façon indi­cielle (et non pas symbolique) qu’on a pris du champ, qu’on n’est plus sous la pression du monde, de ses contraintes et de ses res­trictions; et même seulement qu’on n’est pas accaparé par ce qu’on est en train de faire. Il est un comportement de la vie immédiate, mais à portée infinie; comme tel, il vaut enseigne­ment, et même qu’aucun ne surpasse, mais qui bien sûr n’enseigne pas. Auquel on se laisse aller pour s’épancher, auquel on se livre sans y penser, mais qui donne pleinement passage à l’être – ou plutôt à l’ « air » – à l’aise et dégagé qui ne se laisse plus confiner en ce monde; l’ethos et l’art ne s’y séparent pas.

Or peut-on communiquer plus élémentairement à travers un tel sifflement et jusqu’où peut-on y exceller? Peut-on même le hiérarchi­ser? On raconte qu’un de ces personnages jugés excentriques, mais qui est un des plus grands poètes chinois (Ruan Ji, ibid., chap. 18, 1), connu pour son art de siffler, s’en va en quête d’un homme qui serait encore plus retiré — à la lisière du monde — et qu’il aperçoit enfin juché en haut d’un pic. Après lui avoir rappelé, en bon lettré, les enseignements du passé, puis les principes du taoïsme, mais en vain, sans le dérider, il pousse un long sifflement. « Peux-tu refaire? » lui dit l’autre en riant. Puis quand, après avoir à nouveau sifflé, dépité, il s’en descend de la montagne, il entend alors un son retentissant au-dessus de lui, recouvrant tout, tel un roulement de tambour, faisant résonner bois et vallées. Se retournant, il s’aperçoit que c’est l’autre qui s’est mis à siffler… Il n’y a pas là Parole, voix céleste et révélation (d’un autre monde ou d’une autre vie). Mais voilà que le dégagement du monde atteint une ampleur sonore qui déborde le monde. »
François Jullien, Une seconde vie, Grasset, 2017, pp.134-136. LRSP (livre reçu en service de presse)

* « Au milieu du chemin de notre vie », premier vers de la Divine Comédie de Dante.

Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique / Éditions Grasset.

  1. emmanuelle Chevalier says:

    Vous avez aimé « S’émerveiller », le bel essai de Belinda Cannone, mais connaissez-vous « Un chêne », recueil de prose poétique qu’elle a écrit en même temps, proposant, comme les « travaux pratiques » de cette réflexion, un texte merveilleux sur la nécessité de se concentrer sur les choses les plus simples. Le livre est ponctué de photos qu’elle a prises de SON chêne, à différentes saisons, différentes heures de la journée? C’est une merveille d’harmonie et de douceur.

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Patrick Corneau