Les écrivains écrivent. Et ils s’écrivent. Surtout lorsque ce sont des amis que les circonstances de la vie éloignent. Sans la distance, pas de missives. Un jour viendra où nous mesurerons ce que le « mail » a fait perdre à la littérature épistolaire, à la littérature tout court.
Ainsi de cette correspondance entre deux jeunes écrivains brésiliens qui vont devenir des piliers de la littérature brésilienne, presque des classiques, au moins pour l’un d’eux. Fernando Sabino (1923-2004) devenu célèbre à 18 ans avec son premier livre, est l’auteur d’une cinquantaine de livres, romans, nouvelles, poésie, essais… Clarice Lispector (1920-1977) avait à peine 24 ans, publié déjà un mythique premier roman, était devenue citoyenne brésilienne, s’était mariée, avait entamé à Belém un destin de femme de diplomate, élaboré un second roman – lorsqu’elle rencontra à Rio, au printemps 1944, Fernando Sabino, celui qui allait devenir son grand ami et l’interlocuteur d’une riche correspondance entretenue pendant quinze années. Les années que Clarice passa loin du Brésil, entre l’Europe et les Etats-Unis, accompagnant son mari diplomate.
Fernando Sabino publia ces « Lettres près du cœur » vingt ans après la disparition de celle qui demeura « près de son cœur », allusion au livre de Clarice (« Près du cœur sauvage ») qui avait bouleversé toute une génération et bien plus. C’est donc une aubaine que nous offrent les Éditions Des femmes-Antoinette Fouque de pouvoir lire ces lettres traduites, préfacées et annotées par Claudia Poncioni et Didier Lamaison. Les deux auteurs nous livrent une passionnante et profonde réflexion sur leurs œuvres respectives et leur rapport à l’écriture. Car les deux amis se lisent, se critiquent avec une abnégation, une disponibilité, une attention aimante* rares quand on sait quel marigot d’envies et de haines recuites est le milieu littéraire (et le monde intellectuel en général). Certes, ce dernier émergeait à cette époque au Brésil, mais il n’empêche que nous avons là une leçon de générosité intellectuelle exemplaire entre deux êtres de même qualité (mais de sexe différent!) qui n’est peut-être pas sans lien avec le caractère chaleureux et direct des Brésiliens. Clarice et Fernando se lisant c’est l’esprit d’une génération qu’ils saisissent; des goûts, des fidélités, des partis pris à travers lesquels ils se construisent et se reconnaissent comme le rappelle Fernando: « Nous échangions sur tout. Nous nous soumettions nos travaux respectifs. Ensemble nous reformulions nos valeurs et découvrions le monde, ivres de notre jeunesse. Ce qui réunissait deux jeunes gens « près du cœur sauvage de la vie », c’était plus que leur passion pour la littérature ou, inavouée, l’un pour l’autre: ce qui transpire dans nos lettres, c’est une sorte de pacte secret entre nous deux, dans une solidarité face à l’énigme que nous réservait l’avenir quant à notre destin d’écrivains. »
On voit qu’une lecture d’amitié, sincère et exigeante, peut « libérer » l’écriture de l’autre et changer la forme d’une œuvre, son devenir éditorial, voire son destin littéraire. Le dialogue croisé des voix ne les prive nullement de rester elles-mêmes, d’affirmer leurs singularités avec l’aveu récurrent de fragilités, de doutes comme le fait Clarice lorsque Fernando lui assure qu’elle le devance en maturité: « Pour moi, non, la maturité n’est pas là. Mon livre est une vérité mienne, mais j’ai fait fausse route, et par lâcheté j’ai intériorisé une vérité qui n’est que de l’art. Je me suis dissimulée à moi-même autant que j’ai pu. J’ai souffert avec lui et en lui, mais je n’en suis pas ressortie libre. Je me sens encore si loin de la maturité que je ne peux pas même parler d’adolescence, tout ce que je puis dire, c’est que je me suis arrêtée au stade de l’enfance. Je ne parle pas ainsi pour parler, I mean it. Mais il y a de l’espoir. L’inconvénient, c’est que mon espoir est soit inexistant soit trop grand – un espoir trop grand est infantile. » Tout Clarice Lispector est là: l’angoisse quotidien­ne qui l’habite et la brûle, les doutes qui assaillent un esprit épris de per­fection, inlassablement écartelé par les tensions contraires d’une aspiration quasi-mystique à la joie, à la contemplation et une pente anxieuse, profon­dément mélancolique la sé­parant des autres et de la vie.
Il y a peu d’auteurs vers lesquels par un tropisme affinitaire je vienne périodiquement ressourcer ce qui à la fois entretient et combat ma « mélancolie ». Clarice Lispector possède cet attracteur étrange auquel on résiste pas.

* Quel auteur ne voudrait pas entendre d’un ami écrivain – qui vient de le lire – ceci: « La vérité, Fernando, c’est qu’après ce livre je suis davantage encore ton amie. Mais la vérité est aussi que, si je ne l’avais pas autant aimé, je ne le serais pas moins. »

Fernando Sabino et Clarice Lispector, Lettres près du cœur, Correspondance, traduit du portugais (Brésil) par Claudia Poncioni et Didier Lamaison, Éditions Des femmes-Antoinette Fouque, 2016. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Photographie ©Paulo Gurgel Valente / Éditions Des femmes-Antoinette Fouque.

  1. bizak says:

    Quelle relations émouvantes et belles. Deux amis écrivains qui partagent leurs réflexions, leurs rêveries, leurs philosophies de la vie et jamais n’avaient cessé d’entretenir leurs relations épistolaires, cela me rappelle le grand poète Gibran Khalil Gibran qui entretenait une relation épistolaire pendant très longtemps avec May Ziadah, libanaise établie en Égypte, écrivaine, poétesse et pionnière du féminisme oriental. Leur amour dura 19 ans (jusqu’à la mort de Gibran) mais ils ne se rencontrèrent jamais : il fut exclusivement épistolaire.
    http://www.deslettres.fr/lettre-de-khalil-gibran-a-mya-ziyade-etes-parle-mots-bien-plus-beaux/

Répondre à bizakAnnuler la réponse.

Patrick Corneau