J’avais lu et aimé de Belinda Cannone un bref essai, vif et narquois sur la bêtise La bêtise s’améliore paru chez Stock en 2007. De la stupidité et de sa dénonciation, on peut penser que l’auteur est passé à la stupeur face à l’enténèbrement de nos jours, au nihilisme ambiant et, par saine réaction, juste révolte vitale, nous propose un revigorant essai sur la faculté d’émerveillement. En quatorze chapitres qui mêlent expérience concrète et réflexions, accompagnés par quatorze photos, Belinda Cannone nous accompagne dans la recherche de la vie bonne.
De fait, emportés que nous sommes par le train, la frénésie de la vie moderne nous avons oublié le monde, là, devant nous. Si près, si loin. Il suffit parfois lever la tête vers le ciel, de regarder un arbre, d’écouter le chant d’un oiseau pour éprouver le sentiment radieux d’être en vie – qui serait la moindre des choses si nous avions encore la possibilité d’éteindre notre smartphone, notre tablette et de voir ce qu’il se passe là, dehors. Ici est notre séjour, y porter un regard attentif pour prendre conscience du miracle qu’est ce privilège extravagant de figurer parmi cet univers prodigieux et de s’en émerveiller est le plus sûr remède pour retrouver le goût du réel, la saveur du monde. Goût de la vie au bout de la commotion de la joie (spinoziste) qui nous envahit quand nous touchons la perfection ineffable du vivant, si fragile, si poignante. Vient alors l’envie d’en faire part, de partager ce bonheur, ce qui nous amène à retrouver le « goût des autres ». Le lien qui unit les hommes entre eux, à la terre et au cosmos est réassuré, réenchanté. C’est une « conversion douce » dit Belinda Cannone. Elle en détaille le processus à la fois avec l’esprit acéré du phénoménologue et le regard étonné, incarné, empathique du poète. Je ne saurais énumérer les richesses de ce livre qui déambule dans la peinture, la musique, les héros ordinaires, les jeux de l’amour, les voyages, les perfections de la vie animale et végétale, la mélancolie, la lenteur, la sainte et cardinale ATTENTION, toujours avec le fil rouge de l’émerveillement et des conditions de sa survenue.
Belinda Cannone nous apporte un secret oublié comme au fond d’un grand coquillage: appliquez-le sur votre oreille, il vous parlera jusqu’au cœur.
Signalons le soin particulier apporté à la mise en forme de l’ouvrage avec un beau papier glacé qui valorise les reproductions photographiques issues de l’ARDI*. Donc un livre dont on peut s’émerveiller!

« Le bouquet m’a souvent paru l’expérience la plus simple et la plus radicale de la beauté du monde naturel. J’essaie régulièrement de la comprendre, car j’ai toujours eu cette manie de me « rendre rai­son » – vieille habitude occidentale d’apaisement des affres et des interrogations par l’exercice de la rationalité. Elle va de pair avec une recherche obs­tinée du sens – direction et signification – dont je sais toutefois la part d’illusion: ne constaté-je pas malgré tout dans mes jours une part d’agitation sans véritable conséquence?
Et surtout, est-il bien nécessaire de tenter de me rendre raison île mon émotion devant la beauté? Quand je danse, quel sens à ma danse? Quand j’étreins, quel sens à mon étreinte? Quand je ramasse des pommes? Quand j’admire un vol d’oiseau? Une lumière? Une peau? L’émerveil­lement est un frémissement aux marges du sens, de tout sens, il advient dans une pure gratuité, une suspension des questions, de la question – à quoi bon danser? à quoi bon étreindre? Mais à quoi bon vivre?
Il n’y a aucun sens à vivre, et le chercher revient à mal poser la question. Ma petite philosophie exis­tentielle s’est transformée le jour où j’ai compris que la question du sens de l’existence s’annulait (se dissolvait) dans la joie de vivre, dans le désir qui nous lance vers l’avant.

(…) L’époque sombre que nous traversons – si sombre que je suis obligée d’en tenir compte dans un livre qui aimerait ne pas dépendre des circons­tances – interroge crûment le sentiment d’émerveil­lement. Non seulement celui-ci n’est pas toujours à la portée de chacun, mais certaines périodes semblent rendre son idée même indécente. Rai­son supplémentaire pour y œuvrer. Une forme de résistance au malheur et à son long ruban de peines consiste à cultiver la capacité de s’émerveiller car c’est elle qui donne son prix à l’existence. Il y a, dans l’émerveillement éprouvé devant le monde modeste, toute la promesse contenue dans le fait d’être vivant, d’être ici, d’être libre et de partager cette liberté avec nos semblables. »
Belinda Cannone, S’émerveiller, Stock, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

*Association régionale pour la diffusion de l’image, sise à Caen, qui gère un très riche fonds photographique.

Illustrations: Photographie de Belinda Cannone (le chêne qu’elle aperçoit de son bureau, dans les marais de Carentan) / Éditions STOCK.

  1. Santo Michel says:

    Feuilleté chez mon libraire, mais pas encore acheté ! Comme vous, ai lu et lis toujours – il est sur mon bureau – son précédent « La bêtise s’améliore ». Un petite dose tous les matins, et se rendre compte que j’en dis aussi… À bientôt de vous lire ! Un fidèle lecteur…

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Patrick Corneau