arthur-schopenhauer-en-1859-tt-width-1600-height-1067-fill-0-crop-0-bgcolor-eeeeee-lazyload-0ferli4Les lecteurs boulimiques le savent, il arrive – la sérendipité aidant – de rencontrer quelqu’un, de faire une vraie rencontre. Un écrivain avec qui vous vous êtes tout de suite senti en confiance, proche, en présence l’un de l’autre. Au point d’avoir sous les yeux ce que vous-même pensez, éprouvez intimement: une intuition forte à partir de laquelle tout rayonne. Vous vous sentez « ventriloqué » par cet alter ego – ainsi ma rencontre avec Jean Grenier que j’ai maintes fois cité ici.
C’est ce qui est arrivé à Michel Houellebecq avec Arthur Schopenhauer. Michel Houellebecq avait alors 26 ans, ou peut-être 25, ou 27 – il ne sait plus vraiment – il avait emprunté, par hasard, à la bibliothèque municipale du 7ème arrondissement, les Aphorismes sur la sagesse dans la vie, et c’est là qu’ »en quelques minutes, dit-il, tout a basculé ». Plus tard, certes, dans un « enthousiasme déçu » Houellebecq rencontrera Auguste Comte, sorte d’amour de raison, mais ce fut d’abord un accord enthousiaste et fusionnel avec Schopenhauer.
« Un modèle pour tout philosophe à venir », dit Houellebecq: il semble devoir beaucoup au philosophe de la souffrance et de l’ennui, il a en tout cas à son égard un « profond sentiment de gratitude » et dans ce volume, inédit, il traduit et commente une trentaine de ses passages favoris du Monde comme volonté et comme représentation ou de ses Aphorismes, tels que « Le monde est ma représentation », « porte un regard attentif sur les choses », « le théâtre du monde », ou encore et en deux temps: « conduite de la vie: ce que nous sommes » puis « conduite de la vie: ce que l’on a ».
Au fil des pages, Houellebecq se fait un commentateur avisé: on aurait tort d’ailleurs d’y voir une clé unique sur son écriture, un « concept auquel ramener son œuvre ». Il faut plutôt y voir une lecture affinitaire, une mise en présence plutôt élective et subjective decouv_schopenhauer Schopenhauer: ce qui nous le rend à la fois présent pour nous lecteurs et le rend vivant dans le regard que Houellebecq pose sur le monde. De fait, le commentaire est souvent personnel, on sent Houellebecq tirer un peu la couverture à soi, vers ses marottes, ses obsessions ou ses détestations: il n’hésite pas à projeter Schopenhauer au XXème siècle pour imaginer ce qu’il aurait pensé, par exemple, des philosophies de l’absurde, de l’écologie ou du tourisme de masse. Il y a même des commentaires qui ressemblent davantage à des confidences sur les goûts de Houellebecq en matière de poésie ou de sexualité (p. 67 et p. 78). Il est certain que ce livre écrit en 2005 après la rédaction de La possibilité d’une île reflète les préoccupations de l’auteur à cette date (le rôle de la pornographie en littérature, les mutations de l’art au XXème siècle, la gloire paradoxale des loosers – voir ci-dessous) et nous en apprend autant sur la sensibilité et la complexion existentielles de Michel Houellebecq que sur son modèle schopenhauerien. Texte qu’on pourrait plutôt définir comme « présence de Schopenhauer en Michel Houellebecq » – ce qui n’est pas trivial dans la compréhension que l’on peut avoir de l’œuvre de ce dernier.
« La tragédie de la banalité reste à écrire » déclare Houellebecq p. 70 – n’est-ce pas précisément ce qu’il fait avec constance et une imparable lucidité dans chacun de ses romans?

(Commentaire du Livre troisième, chapitre 34 de Le Monde comme volonté et comme représentation.)
« Avant Schopenhauer, on voyait avant tout l’artiste comme quelqu’un qui fabriquait des choses – certes d’une fabrication difficile, et d’un ordre spécial: des concertos, des sculp­tures, des pièces de théâtre… mais il s’agissait, quand même, de fabrication. Ce point de vue a bien sûr sa légitimité – et Schopenhauer est le dernier à méconnaître les difficultés de conception et d’exécution de l’œuvre; on tente parfois actuellement d’y revenir, afin de minimiser la chose, de la rendre un peu plus anodine – les romanciers considérés comme des story tellers, les artistes contemporains qui parlent de leur travail. Mais le point originel, le point générateur de toute création est au fond bien différent; il consiste dans une disposition innée — et, par là même, non enseignable – à la contemplation passive et comme abrutie du monde. L’artiste est toujours quelqu’un qui pourrait aussi bien ne rien faire, se satisfaire de l’immersion dans le monde, et d’une vague rêverie associée. Aujourd’hui que l’art, devenu accessible aux masses, génère des flux financiers considérables, ceci a des conséquences bien comiques. Ainsi l’individu ambitieux, actif et plein d’entregent, qui a l’ambition de faire carrière dans l’art, n’y parviendra en général jamais; la palme reviendra à des minables presque amorphes que tout semblait au départ désigner au statut de loosers. Ainsi également, l’éditeur (ou le producteur, ou le galeriste, ou autre intermédiaire indispen­sable), s’étant attaché un artiste, et vaguement conscient des vérités qui précèdent, éprou­vera toujours, en pensant à lui, une sorte d’inquiétude. Comment s’assurer qu’il conti­nuera à produire? L’artiste est certes sensible à l’argent, à la gloire et aux femmes; par-là, on peut le tenir; mais ce qui est à l’origine de son art, et qui le rend possible, et qui assure son succès, est d’une nature bien différente. Gêné par cette vérité, qui à elle seule ruinait sa philosophie, Nietzsche a tenté de l’écarter en assénant des contre-vérités palpables: le poète a toujours été, affirme-t-il, essentiellement animé par le désir de conquérir la palme décernée au meilleur poète. Foutaise. Aucun poète digne de ce nom n’a jamais refusé l’hommage d’une récompense honorifique, d’une admiratrice en état d’excitation sexuelle ou de la somme d’argent accompagnant un gros tirage; mais aucun, non plus, n’a eu la sottise de croire que la puissance de ses désirs pouvait être en rapport avec celle de son œuvre; ce serait véritablement, confondre l’essentiel et l’accessoire. L’accessoire, c’est que le poète est semblable aux autres hommes (et, s’il était vraiment original, sa création aurait peu de prix); l’essentiel, c’est que, seul parmi les hommes faits, il conserve une faculté de perception pure qu’on ne rencontre habituel­lement que dans l’enfance, la folie, ou dans la matière des rêves. »
Michel Houellebecq, En présence de Schopenhauer, préface d’Agathe Novak-Lechevalier, Collection « Carnets », Editions de L’Herne, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations: origine inconnue / Éditions de L’Herne.

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Patrick Corneau