capture3ferli7« Aucun jargon chez Montaigne, Leopardi, Coleridge ou Baudelaire, dont la pensée est pourtant si subtile, et si élaborée. C’est qu’ils ne se contenteraient pas d’une invention verbale, et n’ont pas besoin de fétichiser un mot, parce qu’ils ne sont pas obnubilés par le lexique. Ils ont besoin de la phrase (et des phrases entre elles) pour mettre en relation des correspondances, établir un faisceau de preuves, suivre une pensée en mouvement grâce au rythme. Pour revenir en arrière, ou mettre en valeur des contrastes et des nuances. C’est ainsi que la pensée est poétique, et que la poésie donne à penser. »
Voici ce qu’écrit Gérard Macé dans Des livres mouillés par la mer* (Pensées simples III, Gallimard, 2016) et c’est sans doute le meilleur compliment qu’on puisse faire à ce livre de réflexions, notes de lectures, souvenirs et anecdotes en incluant l’auteur parmi ces géants. Les « pensées simples » de Gérard Macé ne sont nullement simples au sens de « simplistes », loin de là, leur subtilité peut même échapper au lecteur un peu distrait ou pressé – car ce fin lettré n’appuie pas, ne s’écoute pas parler, ne fait pas ronfler les grandes orgues du langage: il dit les choses avec la retenue, la sobriété et la probité des écrivains sûrs de leur art. En lisant ces pages toutes d’intelligence, de pertinence critique, d’élégance de pensée, nous nous demandons si certains écrivains fortement visibles sur le devant de la scène ne seraient pas bien inspirés de suspendre leurs laborieuses contorsions pour nous laisser apprécier le travail de ceux qui, dans la discrétion, le retrait du silence et de la réflexion ont atteint leur but avec une grâce infuse.
Sans en avoir l’air, les pérégrinations de Gérard Macé dans ses lectures, ses voyages et les nombreux sujets de son insatiable curiosité sont d’une redoutable sagacité. Elles font mouche et nous mettent abruptement devant nos aveuglements, nos lâchetés, nos égarements qui proviennent dans la plupart des circonstances de notre suffisance intellectuelle, morale ou culturelle d’hommes blancs. Grand connaisseur de l’Afrique (et de l’Orient) Gérard Macé appuie là où notre mauvaise conscience fait mal sans d’ailleurs que celle-ci nous mette en situation d’admettre ou de réparer nos injustices (tant notre ethnocentrisme est borné et invétéré le sentiment d’appartenir à une culture supérieure à toutes les autres). Les passages où il pointe sans détours les horreurs du commerce négrier et l’abjection où l’Occident est tombé durant le soi-disant « Siècle des lumières » justifient à elles seules l’acquisition de cet ouvrage.
Nombre des perles de lucidité égrenées dans cette savante et poétique promenade littéraire (voir ci-dessous) ne plairont pas à tout le monde (mais fort heureusement Gérard Macé n’écrit pas pour tout le monde) – n’oublions pas, comme disait le poète, que « la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil »… Alors le plaisir de la lecture élucidante (si ce n’est l’avantage de s’élever au-dessus de soi-même) vaut bien quelques brûlures.

« La Grèce vue par Heidegger ressemble à l’Atlantide. Patrie de l’aube dorée, des dieux encore jeunes, de l’Être dans sa splendeur rayonnante, elle n’a pas plus de réalité objective que le monde révolu décrit par Pierre Benoit, et pour les mêmes raisons. La Grèce qu’il faut retrouver, pour régénérer un monde décadent, abîmé par la technique et dépravé par la démocratie (ou par l’influence délétère des étrangers), est une Grèce imaginaire.
                                                               *
Platon fut le premier à parler de l’Atlantide, dans Timée et dans Critias. Mais on n’est pas obligé de faire une lecture littérale de ses dialogues, comme d’autres avec le Coran. Dans un temps où la représentation du monde est lacunaire, et la géographie imprécise, le recours au mythe va d’ailleurs de soi, mais il serait imprudent de le confondre avec un récit historique, même si un récit légendaire peut recouvrir une réalité lointaine, et faire à son tour partie de l’histoire. Ce qui est remarquable, c’est l’usage que font du même récit Platon et Pierre Benoit (s’il n’est pas incongru de rapprocher ces deux noms). Pour le philosophe de l’Antiquité l’histoire d’un monde englouti doit servir de leçon politique: une civilisation est mortelle, et peut même disparaître de la mémoire des hommes quand la cité est mal gouvernée. Pour le romancier nulle leçon à recevoir, au contraire, puisqu’il s’agit de prouver la suprématie de la race blanche, et son antériorité sur le continent africain. Le récit est au service d’une conclusion qu’on connaît d’avance, comme dans les démonstrations scientifiques au service d’une idéologie.
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J’avoue que la critique d’art m’ennuie le plus souvent, parce qu’elle me semble artificieuse, abstraite et confuse dans bien des cas. Je lui préfère les propos des peintres eux-mêmes, ou des poètes quand les œuvres d’art sont pour eux l’occasion de se faire anthropologues. C’est le cas chez Baudelaire, on le sait, d’autant plus convaincant qu’il s’éloigne du motif. Qu’il s’agisse de Constantin Guys ou de Delacroix, ce qu’on retient ce sont les considérations sur la femme, le maquillage, l’anti-nature ou la photographie.

                                                                 *
On pourrait appliquer aux discours sur l’art, avec profit, ce que dit Schellingproduct_9782072689024_195x320 du discours philosophique: « Pourquoi est-il manifestement impossible à ceux qui font aujourd’hui de la philosophie d’écrire comme une partie du moins d’entre eux sait parler? Ces effrayants néologismes sont-ils donc absolument nécessaires? Ne peut-on dire la même chose d’une manière communément humaine, et un livre doit-il donc être parfaitement indigeste pour être philosophique? Je ne songe pas ici à l’obscurité qui vient de la profondeur et ne peut offusquer que ceux dont les yeux sont habitués à ne passer qu’à la surface des choses. Ce qu’il y a de plus profond à mon sentiment doit justement être ce qu’il y a de plus clair; de même que pour moi la chose la plus claire, par exemple un cristal, précisément parce qu’elle est telle, ne me semble pas se rapprocher de moi mais bien plutôt s’éloigner et s’obscurcir, dans une goutte d’eau je peux voir comme un abîme. Il faut assurément bien distinguer le profond et le trouble » (cité par Philippe Jaccottet dans Ponge, pâturages, prairies). »
Gérard Macé Des livres mouillés par la mer* (Pensées simples III, Gallimard, 2016) LRSP (livre reçu en service de presse)

*Dernier volume d’une trilogie qui comprend Pensées simples (Gallimard, 2011), La Carte de l’empire, Pensées simples II (Gallimard, 2014). Un riche index final permet de prendre la mesure du fonds culturel mis à contribution par Gérard Macé.

La revue Europe consacre un dossier à Gérard Macé dans son numéro de nov. / déc. 2016 n° 1051-1052.

Illustrations: Danielle Nelson Flickr / Éditions Gallimard.

  1. Célestine says:

    « Ne peut-on dire la même chose d’une manière communément humaine, et un livre doit-il donc être parfaitement indigeste pour être philosophique? »
    Ah …c’est tellement vrai !
    Le pédantisme sémantique a particulièrement envahi le milieu que je connais le mieux : l’éducation nationale et ses néologismes ronflants cachant un vide de pensée intersidéral…
    Ce qui se conçoit bien…etc etc…
    Bises ravies
    ¸¸.•*¨*• ☆

  2. « Universelle et singulière notre malédiction que chacun doit constater, c’est que nous parlons mal. « La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir d’énonciation?» (André Breton). Non seulement la médiocrité mais la peur, la guerre livrée sans fin et la douleur du monde ne dépendent-elles pas essentiellement de notre pouvoir d’énonciation?

    « Malédiction » désigne la « mal-diction », la passion « mal dite » par la représentation, le baptême du monde dans la violence, la trahison initiale de la vie par la vie représentée (de l’individu par le monde), la «chute» de la passion dans l’histoire. »
    Jérôme Thélot, « Un caillou dans un creux », Éditions Manucius, 2016.
    🙂

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Patrick Corneau