L’écrivain c’est celui qui souffre. Il n’y a pas d’exception. Même Jean d’Ormesson au beau visage d’éternel vacancier souffre! Et il souffre même d’avoir été à jamais considéré comme l’écrivain du bonheur dans un pays où il est admis que le malheur est le terreau, l’humus de la vraie littérature. Je ne sais si Lionel Duroy souffre de sa condition d’écrivain, mais, de fait, il est peu doué pour la félicité: le malheur, ou plus exactement le malheur familial est le terreau trouble et fertile sur lequel il élabore une œuvre puissante et singulière.
On est impressionné par ce besoin revendiqué « de creuser inlassablement les raisons de la folie familiale ». Toujours à repenser à cette humiliation d’avoir été sorti de Sainte-Croix de Neuilly, en plein cours, et raccompagné à la maison parce que papa n’avait pas payé l’école. Et cette vie à la bougie parce que papa n’avait pas réglé l’électricité. Et ces semaines cauchemardesques dans un hôtel de passe à attendre un improbable relogement dans un appartement du XVIe arrondissement. Et le petit frère qui, de sa chaise haute, s’écrase le visage contre le bidet… Le tout entre 9 et 12 ans, et on en oublie tant…
Cette saga familiale calamiteuse n’importe qui d’autre aurait voulu l’oublier. Lionel Duroy, lui, devait l’écrire pour ne pas mourir. Il a commencé à 9 ans par noircir des dizaines de pages d’insultes au curé de Sainte-Croix. « Même quand on vit à la bougie, on peut écrire, on peut réfléchir, on a au moins ça. » avoue-t-il.
D’une maison qu’il a failli perdre, Lionel Duroy a fait un nouveau livre, sans doute l’un de ses plus beaux, un road-trip désabusé et un rien loufoque, livre déjà entouré d’un large écho favorable dont j’avais lu un extrait cet été dans la Revue des Deux Mondes. Un livre qui forme le troisième mouvement de sa grande trilogie familiale. Après Priez pour nous, son premier roman, où il exposait l’effondrement familial, puis Le Chagrin, où il se faisait le mémorialiste de l’histoire de ses parents, L’Absente est le grand livre du pardon à sa mère mélancolique – cette tigresse malade de n’avoir su « tenir son rang » – celui qui, au lieu de creuser inlassablement ce qui eut lieu, recherche ce qui a pu avoir lieu, invente ce qui aurait dû avoir lieu. Le livre de la liberté retrouvée après le consentement salvateur et où, pour la première fois, un peu de sérénité vient affleurer sous la plume.
Face aux déménageurs qui, comme à Neuilly, sont venus vider sa maison du Pertus vendue après un divorce, Augustin, le double de Lionel Duroy, se voit jeter à la hâte dans sa grande Peugeot quelques vêtements, deux beaux vélos, des vieux papiers, une montagne de photos et sa précieuse loupe, avec laquelle il traque des détails inédits du passé. Son premier réflexe est de rouler vers la Bretagne, un souvenir heureux du côté de Fougères, une auberge où l’on pouvait « apporter son manger ». Avec ses frères et sœurs, il avait passé le dîner à compter les voitures avant de se coucher dans un lit de camp pendant que Toto caressait les fesses de sa femme. Image d’un bonheur éphémère dont Augustin, se détourne bien vite pour retraverser la France, direction Metz où un autre rêve l’avait bercé: devenir pompiste-écrivain en haut de la côte d’Abaucourt. A Verdun, il rencontre Sarah la petite libraire tombée folle amoureuse de lui à travers ses livres et qui se colle à lui comme un petit chien. Et puis, au bout de cent péripéties, rencontres loufoques, l’écrivain en fuite s’introduit clandestinement dans le grand château maternel de Cestas, en homme à tout faire d’une des familles les plus fortunées de Bordeaux. Là, il fera la connaissance d’un vieil ambassadeur, ancien résistant gaulliste, avec qui sa mère aurait pu faire sa vie si elle n’avait choisi Théophile (« Toto ») et son destin chancelant de représentant en aspirateurs roublard, mythomane, pétainiste indéfectible, ayant choisi une fois pour toutes d’être du côté des défaits de l’Histoire.
C’est peu dire que Lionel Duroy n’a jamais écrit avec joie et facilité. Si l’on trouve ses textes d’une remarquable fluidité, une page avalant l’autre, lui-même admet: « Je n’avais aucun talent à 20 ans mais je voulais écrire de toutes mes forces. Tous mes livres ont été difficiles à écrire. » Le Chagrin, par exemple, l’a mené dans une grave dépression.
L’Absente n’est pas le premier livre que Lionel Duroy écrit dans sa maison à Bédoin, au pied du mont Ventoux, maison qu’il a failli perdre et événement déclencheur de ce récit. C’est le premier livre qu’il écrit installé définitivement dans ce repaire protecteur. Après Priez pour nous, la première femme de sa vie, Caroline, a demandé le divorce. Blandine a fait de même après Le Chagrin. Cette fois, Lionel Duroy est seul et libre. Le plus étonnant, c’est ce toponyme, Bédoin, certes marqué par une étymologie germanique (bett-wein, « le lit du vin ») mais qui nous fait entendre l’appel à cette Afrique du Nord (Bizerte) que Lionel Duroy aime par-dessus tout; c’est dans ce lieu que le nomade à jamais privé du foyer maternel mais réconcilié, humanisé avec « l’idiote » a in fine trouvé la paix et le repos.
La vie sans l’écriture devait être étonnamment légère, quand on y pense, voire insouciante. Lui ne l’a jamais expérimentée, et cela du fait de cette intranquillité attrapée de la mère. Subitement, il lui en veut violemment de l’avoir condamné à ce quotidien de bagnard – écrire, écrire, écrire encore et toujours, alors qu’il aurait pu être heureux s’il n’était pas sorti du sein de cette cinglée. (p. 142)
Reste la question pendante, fondamentale, décisive: l’écrivain qui perd ce noyau d’intranquillité où s’origine son œuvre a-t-il encore un avenir? A-t-il un supplément d’énergie*, de rage « pour dire la vie telle qu’elle est et non pas comme on nous la présente au catéchisme »? Autre dilemme: comment faire fructifier ses stigmates, ses doutes et ses gouffres lorsqu’on accède à la reconnaissance, voire une certaine renommée? Comme disait Cioran, on n’écrit que sous le poids de la fatalité et ce qui fait durer une œuvre, ce qui l’empêche de dater, c’est sa férocité.
L’Absente, de Lionel Duroy, Julliard, 360 p., 2016.
* On se souvient de la méfiance de Rilke à être « normalisé » par la psychanalyse.
Illustrations: Photographie Cruiser Productions / Éditions Julliard.