Charles_Rawson_relaxingLge« Rions ensemble de ces couillons qui possèdent la Terre » (Ridiamo insieme di questi coglioni che possiedono l’orbe terracqueo).
Leopardi, Lettre à Pietro Brighenti.

ferli15Si la catastrophe est là, c’est que le monde est entre les mains de gens chez qui la volonté prédomine abso­lument et qui courent toujours vers quelque but nouveau, gens de buts et d’entreprises, gens de projets, de précipitation et d’anticipation. C’est en réaction et contre les « agités » que Nietzsche un jour annonça son message: « Ne rien écrire qui ne soit de nature à désespérer l’espèce d’hommes qui se hâte. » L’espèce agitée devenait ainsi pour lui l’adver­saire désigné, dont le déplaisir lui servirait de test, l’assu­rant d’être bien dans son propre monde, celui de la lenteur, de la rumination. Car ruminer, laisser mûrir, temporiser c’est s’attacher à un dessein principal et y persévérer pour l’affiner, l’amener à sa perfection. C’est la voie vers l’esprit d’accomplissement. Certes, la tyrannie des buts est une réalité, et c’est une réalité enracinée au tréfonds de la vie. C’est le dérèglement de ce que nous avons en nous de plus central, notre volonté. A ceux qui veulent être protégés d’un tel dérèglement (la fameuse hubris* grecque) la grâce naturelle de l’insouciance offre un refuge, une consolation, un remède. Je ne saurais nier qu’elle participe avant tout d’une complexion, d’un tempérament « lymphatique » (comme on disait jadis); pourtant je n’ai cessé de la rencontrer — hors de tout système — chez les classiques**.
Ainsi cette mienne tendance à contester la primauté de l’action, à m’installer dans un certain attentisme contemplatif, voire immobilisme ou « non-agir » fécond, c’est La Bruyère qui en est le garant:
« Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi et à ne rien faire: per­sonne presque n’a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fond pour remplir le vide du temps sans ce que le vulgaire appelle des affaires: il ne manque cependant à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille s’appelât travailler. »
Il va de soi qu’une telle disposition peut être revendiquée aujourd’hui comme un choix. Un choix contre l’esprit de buts, contre les agitations de la volonté, contre la hantise du futur, contre ce suspense mortifère qui nous pousse à attendre anxieusement, fébrilement, la suite – sans un regard pour l’instant présent (qui sait dire merci à l’instant qui nous est donné?). La vie de perfection est active dit Georges Roditi, elle conquiert, et c’est une vie de constance et d’amour. Le pas de côté qu’elle suppose, à l’écart du train de l’époque sera reçu comme inactuel, passéiste, sans doute rétrograde, même régressif. Il en résulte un « effet » de solitude que sauve le sentiment d’une douce mélancolie dont on espère, sinon la communion, du moins la communication.

* Dont l’effroyable bilan vient d’être établi par Jacques Damade.
** Chez les modernes, on trouverait bien sûr maints exemples – ainsi dans Comme un avion (2015), le délicieux film de Bruno Podalydès, Michel, l’épicurien qui prend un congé pour s’en aller musarder en kayak sur une rivière, choisit de « ralentir pour s’accomplir »…

Illustration: Charles Rawson, 1840-1928.

  1. Breuning liliane says:

    Très cher Lorgnon,
    Voici dans votre veine,deux textes chers à mon coeur qui réjouiront, je l’espère, votre samedi: « Je n’étudie que ce qui me plaît; je n’occupe mon esprit que des idées qui m’intéressent. Elles seront utiles ou inutiles, soit à moi, soit aux autres. Le temps amènera ou n’amènera pas les circonstances qui me feront faire de mes acquisitions un emploi profitable. Dans tous les cas, j’aurai eu l’avantage inestimable de ne pas me contrarier et d’avoir obéi à ma pensée et à mon caractère. »
    Enfin, ceci, qui n’a pas fini de me mettre en joie:
    « Il y a encore une chose que je ne saurais trop vous recommander, et qui vous est plus difficile qu’à un autre, c’est l’économie. Je ne vous dis pas de mettre du prix à l’argent, mais de regarder l’économie comme un moyen d’être toujours indépendant des hommes, condition plus nécessaire qu’on ne croit pour conserver son honnêteté. »
    Vous aviez reconnu, bien sûr, Chamfort, Lettre à un ami, 20 août 1765
    Bien sincèrement vôtre,
    Liliane Breuning

    1. Chère Liliane,
      Un grand merci pour ces deux citations qui vont effectivement dans le sens de ma « complexion », surtout la première; la seconde bien sûr est (presque) une évidence qu’on oublie volontiers parce qu’on a du mal à admettre que notre liberté soit conditionnée par des choses « terre-à-terre »…
      Merci pour votre fidélité.
      🙂

Répondre à lorgnonmelancoliqueAnnuler la réponse.

Patrick Corneau