ob_d5d204_aut-vhugo-petithmorganlettrine2Je viens de refermer Choses vues de Victor Hugo, façon de journal historique et intime qui accueille toutes sortes d’événements, récits, observations, portraits qu’a retenu cette plume extraordinaire au cours d’un demi-siècle (1830-1885). On est saisi par la qualité humaine du regard posé, par l’intelligence généreuse et visionnaire de cet « Homme-Siècle ».
Ainsi de son témoignage sur les sursauts de l’histoire de France: les révolutions de 1838 et 1848, le siège de Paris en 1870. Avec une acuité diabolique et imparable, Victor Hugo décrit non pas les aspects héroïques des événements mais plutôt, à l’encontre de l’esprit de grandiloquence et d’hystérie qui dominaient alors les acteurs de la révolution, la bêtise de tout cela, le vasouillage, les gesticulations ineptes des êtres emportés par leurs folles convictions, leurs illusions, le chaos où se déroule la vie humaine lorsque l’apparence d’ordre qui constitue la civilisation est remplacée par une autre qui, elle-même, fomentera à travers les mêmes soubresauts (l’obole du changement) les conditions de son propre renversement. Il y a là toute une philosophie de l’histoire qui paraît être écrite du point de vue de Sirius et n’en est pas moins étonnamment moderne. Hugo, c’est l’œil du cyclone qui traverse l’agitation du siècle, œil où règne le calme olympien qui permet de distinguer l’essentiel de l’inessentiel et de deviner les lignes de force à venir. Tout simplement magistral.
Qu’il est percutant notre Victor dans ses observations et portraits (ci-dessous le philosophe Victor Cousin, homo academicus gonflé de soi, une sorte de Comte-Sponville du XIXe siècle)!

« Cousin a de l’imagination à la dose gênante; trop pour un philosophe, pas assez pour un poète.
Cousin est un esprit tenace et faux. Pour lui-même grand orateur, pour ses amis grand parleur, pour moi grand bavard. Son talent n’a que de la surface. Il parle clairement et pense obscurément. Il veut et ne veut pas, va et vient, affirme et nie, accorde et conteste, vole de ci et de là, bourdonne à toute question, se heurte à toute vérité, se cogne à toute vitre. Déclamateur, banal, bouffi de lieux communs, rogue et pédant. Il est méchant, mais il est faible. Il fait ce qu’il peut, mais il ne peut qu’un avortement. Il veut faire une blessure et ne fait qu’une piqûre. Professeur, académicien, pair de France, ministre, jamais on n’a vu sortir une idée de sa tête, cette outre sonore. Il a toute la prétention d’un philosophe, toute l’apparence d’un charlatan, et toute la réalité d’un cuistre.

Mai 1850
Bourgeois parvenus qui tirent l’échelle après eux et ne veulent pas laisser monter le peuple.
Nous faisons depuis quelques mois, hélas depuis la victoire, depuis le 13 juin, une triste expérience de ce que c’est que la classe dite moyenne. Elle tient dans l’État la place que tient le ventre dans le corps humain, le milieu. C’est ce qui distribue la nourriture au reste, c’est ce qui digère, c’est utile, soit. Ce n’est pas noble. Le haut et le bas sont nobles. C’est avec le haut qu’on pense et c’est avec le bas qu’on marche.9782253160922-001-T
Il y a des hommes, c’est une élite, qui sont le cerveau du progrès, il y en a d’autres, c’est ce que M. Thiers appelle la vile multitude, qui en sont les pieds. Saints ceux d’en haut et ceux d’en bas! Les uns et les autres font le travail de Dieu.
Mais quelle triste chose à voir que ces hommes dont toute la fonction est d’être un ventre!

1860
Ne soyons plus anglais ni français ni allemand. Soyons européens. Ne soyons plus européens, soyons hommes. – Soyons l’humanité.
Il nous reste à abdiquer un dernier égoïsme: la patrie. »

25 février [1884].
J’ai rêvé du Sénat. J’y ai parlé. J’y ai prononcé en terminant ces paroles que j’y ai dites en rêve et que j’y dirai peut-être en réalité:
« La France libre veut les peuples libres. Ce que veut la France, ce que la France demande, elle l’obtiendra. Et de l’union des libertés dans la fraternité des peuples, naîtra la sympathie des âmes, germe de cet immense avenir où commencera pour le genre humain la vie universelle et qu’on appellera la paix de l’Europe. »
Choses vues, anthologie, édition établie par Franck Laurent, Le Livre de poche n°32123, 2013.

Illustrations: Photographie d’Étienne Carjat / Le Livre de poche

  1. Célestine says:

    Un grandissime !
    Je ne connaissais pas cet ouvrage.
    Et quel visionnaire …
    « Ne soyons plus anglais ni français ni allemand. Soyons européens. Ne soyons plus européens, soyons hommes. – Soyons l’humanité.
    Il nous reste à abdiquer un dernier égoïsme: la patrie. »

    Citoyen du monde: ma seule utopie. La seule viable pour cet espèce en déclin…
    Bises étoilées
    ¸¸.•*¨*• ☆

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Patrick Corneau