IMG_0664ferli0La lecture, flâneuse et affinitaire comme je l’aime et la pratique, est une canonnade de coups de foudre incessants. Ainsi, c’est en lisant récemment le beau livre de Joël Cornuault Liberté belle (Editions Isolato) que je tombe sur une citation de la La promenade imaginaire d’André Hardellet (1911-1974). Je me suis procuré ce texte, publié dans la collection L’Imaginaire avec Donnez-moi le temps, bel essai autobiographique sur le mécanisme de la mémoire et la perception du temps. Je m’en veux d’avoir ignoré si longtemps cet admirable écrivain, cet insatiable promeneur, poète du temps retrouvé, passe-muraille des terrains vagues. Vrai poète qui voyait la nature, la ville, les femmes par contumace, et pour qui le monde réel n’était jamais aussi beau que dans sa tête, le recréant indéfiniment. On est stupéfait d’apprendre qu’il fut conduit devant les tribunaux en 1973 pour « outrage aux bonnes mœurs » (triste époque) après la publication de Lourdes, lentes…, cette longue et délicate rêverie érotique.
Le parolier de Patachou (le fameux « Bal chez Temporel »), l’ami d’André Breton et de Julien Gracq, le compagnon de Brassens, Béart, de René Fallet, le célébrant du Paris canaille et des « fortifs » fut aussi l’artiste (négligé par la critique) qui s’interrogeait humblement (sans prêchi-prêcha intellectuel) sur la création: « Écrire est un travail harassant: choisir, combiner les mots pour qu’ils ne s’éventent, ne pourrissent trop vite à la lecture! Tâche tellement disproportionné à nos forces que l’on se demande comment des hommes lucides ont osé l’entreprendre. »
Ci-dessous un bel hommage à l’art de la promenade* qui a valeur de confidence.

« Aujourd’hui, l’automobiliste, le gars juché sur sa mobylette et le piéton se rejoignent en une commune aberration: partis du point A pour atteindre le point B en un délai minimum, ils n’ont déjà en tête que l’objectif futur, le point G — et ainsi de suite. Un vrai jeu de dupes — je suis poli, pour une fois — qui ne se termi­nera qu’avec ceux que l’on nomme aujourd’hui les conseillers funéraires. « Madame Jules, je me permets de vous conseiller des pompons plus imposants pour hono­rer dignement votre cher défunt. » Lequel cher défunt va enfin circuler à une allure réduite, vers un point final.
Allez donc leur parler de regarder à ces bougres, et vous serez bien reçu! « Croyez-vous que je n’en ai pas assez de surveiller la route et mon tableau de bord » vous dira l’automobiliste — et le changement du verbe est significatif: on surveille.31rghPUv0yL._AC_UL320_SR210,320_
Certes, chez le piéton, le tableau de bord est des plus restreints, mais « Regarder quoi? » vous demande-t-il, en ajoutant souvent « On voit bien que vous avez du temps à perdre! ». Regarder quoi? Mais tout et rien: la lumière du jour — « elle était belle comme… » —, un angle de rue, des arbres après la pluie, un ruisseau le long du trottoir, une cour intérieure aperçue sous une voûte, un pot de géranium sur le rebord d’une fenêtre, un orage qui s’approche, du soleil qui s’éloigne — bref, tout ce que le hasard vous propose pour servir de tremplin à l’imagi­naire. Que le pittoresque, et même la beauté, ne vous détournent jamais de votre devoir qui est, et doit être, avant tout, la recherche d’une analogie, d’un accord. Analogie, accord entre votre moi profond et certains aspects de votre chemin — un moyen de connaissance. Des voix vous sollicitent, que l’on perçoit seulement par l’oreille intérieure, des formes vous font signe. Laissez-vous aller, abandonnez vos habitudes en col dur. L’air du large, vous allez le respirer au coin de cette rue qui devient à l’instant route forestière ou grève. A Paris? Mais oui, à deux pas de chez vous, entre des pierres que vous avez longées mille fois sans deviner qu’elles pouvaient se métamorphoser sous votre regard. Il vous suf­fira parfois d’un coup d’oeil par une porte cochère entrouverte, d’un lointain observé d’un point culminant, d’un versant d’ardoises qui étincellent; connaissez-vous Belleville, Ménilmontant, les voies de l’ancien chemin de fer de la Ceinture, le canal Saint-Martin.
Je vous ai parlé d’analogie; l’art suprême du promeneur consiste à dégager dans ce qui l’entoure une ressem­blance avec des éléments de son histoire secrète, avec les parcelles d’un royaume oublié. La rue, ou la route, vaut avant tout par ce qu’elle tente de vous confier en son langage de formes et de couleurs; c’est un tableau du musée imaginaire, qui n’est exposé qu’à votre intention et dont vous seul pouvez comprendre le sens.
Un dernier conseil, si tant est que j’aie le droit d’en donner: rendez grâces à la réalité, aussi « rugueuse » soit-elle, qui vous a ouvert la voie; plutôt que d’attiser la vieille querelle entre elle et le rêve, conciliez-les à votre profit. »
André Hardellet, Donnez-moi le temps suivi de La promenade imaginaire, Coll. L’Imaginaire, Gallimard, 2013.

* « Il est vrai que l’on peut se demander combien il reste encore de vrais piétons, d’authentiques flâneurs, c’est-à-dire de gens qui ont l’air de perdre leur temps alors qu’ils en tirent parti, qu’ils recueillent les éléments d’une œuvre en cours ou à venir. »
Préface à Paris, ses poètes, ses chansons, Seghers, 1977.

Illustrations: Éditions L’Arpenteur /Gallimard.

  1. lucm.reze says:

    Après lecture de cet extrait, je suis allé au plus court, je me suis précipité sur Amazon. En créant ce besoin urgeant et irrépressible vous rendez-vous compte que vous participez à la disparition des petites librairies indépendantes?

  2. Mea culpa! Mais l’important c’est la cause des livres, de la littérature et d’André Hardellet qui gagne un lecteur: qu’importe le flacon (petite librairie, géante librairie) pourvu qu’on ait l’ivresse… 😉

  3. Célestine says:

    Encore un bel hymne à la flânerie contemplative…
    A propos du mot surveiller, une anecdote.
    Des parents d’élèves furieux entrent dans mon bureau avec l’intention de m’apprendre mon boulot. (Zéro accident depuis le début de l’année, je précise…mais bon quand on veut noyer son chien…)
    « -Vous ne surveillez pas les élèves !!!
    -Quelle horreur… Non en effet, je ne surveille pas. Je veille sur. C’est différent.»
    Ça les a calmés direct.
    ¸¸.•*¨*• ☆

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Patrick Corneau