Capture2ferli4Le train s’ébranla et nous quittâmes la gare. Quelques voyageurs cherchant leur place continuaient à circuler dans le couloir. Soudain une discussion en langue étrangère emplit le compartiment: c’était une jeune femme tenant dans ses bras une petite fille d’environ cinq ou six ans. La jeune femme était plutôt grande, un visage fade au teint laiteux, ni beau ni laid, des cheveux blonds mi-longs. Elle répondait en russe à la petite fille, blonde elle aussi, d’un blond presque blanc. L’enfant semblait très bavarde, la voix assurée, posant de nombreuses questions. La mère répondait posément, patiemment, de manière circonstanciée – peut-être pour rassurer l’enfant. Elles s’assirent dans un « espace carré » au bout du compartiment quand brusquement la petite fille éclata en pleurs, hurlant de colère avec des récriminations auxquelles la mère essayait de faire face, visiblement gênée pour l’entourage. La tempête se calma avec la même soudaineté et la conversation de l’enfant reprit avec la même densité, le même entrain, le même sérieux « adulte ». Je plongeais le nez dans ma lecture pour essayer d’oublier ce babil intempestif.

Le voyage se passa et nous arrivâmes à destination. Alors que le train entrait en gare, je m’avançais et passant devant le couple fusionnel mère-fille, je découvris que c’était un trio: un homme assis à côté de la petite fille boutonnait son anorak silencieusement. L’enfant continuait son colloque avec la mère parfaitement indifférente à l’homme comme hors jeu. La mère aussi semblait ne pas voir l’homme, grand, doux, assez beau, à qui elle adressa à mi-voix quelques mots en anglais, très sèchement, sans détourner les yeux de l’enfant. Je compris qu’il s’agissait pour lui d’aller récupérer les bagages à l’autre bout du compartiment. Je vis alors dans le regard muet de cet homme « transparent » une tristesse, une lassitude, une résignation si désespérée que soudain toute une romance de vie broyée, d’idylle piétinée par l’infernal duo mère-fille illumina cet improbable attelage d’une lumière cruelle et sans pitié. Je pensais à cet aphorisme où Cioran évoque le « corbillard du Mariage » de William Blake (the Marriage hearse). Peut-être même pour cet homme, le corbillard de l’Amour?
Je sentis une pression dans mon dos, un voyageur s’impatientait. La
porte coulissante exhala son soupir habituel, je sortis.

Illustration: photographie Flickr.

  1. Célestine says:

    Ah…le mariage…cette citadelle dont on dit que tout ceux qui sont à l’exterieur veulent y entrer, et que tous ceux qui sont dedans veulent en sortir…
    De nos jours, il faudrait que ce soit un CDD renouvelable tous les cinq ans. C’est affolant de lier sa vie à quelqu’un pour l’éternité, si l’on y réfléchit bien…
    ¸¸.•*¨*• ☆

    1. Je ne sais si en l’occurrence il s’agit d’un « mariage » à proprement parler (même si j’ai écrit le mot en citant Blake/Cioran), il m’a paru qu’il s’agissait plutôt d’un « attelage » conçu, fabriqué par une agence matrimoniale ou un site de rencontre est-ouest…

  2. DEMEURE says:

    Oui, oui, oui … Vaste sujet ! Peut-être faut-il dire au bougon silencieux anglophone de commencer à prendre sa place …

  3. BBF says:

    Moi, ce que je trouve étrange c’est les vieux couples « heureux ».
    L. Ferré évoquait le mépris qu’on a pour « trois fois rien ». A trop voir l’autre sous la lumière blanche et fatigante du quotidien et du réel, le désir, l’amour, ces fragiles petites choses fugaces ne peuvent que s’évanouir, s’évaporer.
    Ce qui lie les vieux couples le plus souvent : l’habitude, la peur de la solitude, la fatigue et la lassitude qui nous empêchent de « recommencer »…
    Certes, il y a la complicité, cette fameuse tendresse…
    Mais face à un jour gris, des dettes à rembourser, un enfant agité trop souvent, le temps qui passe dans le miroir, l’angoisse et l’ennui, ce qui vient après l’amour ? La rancoeur et l’amertume.

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Patrick Corneau