ob_5a59bfc1b27c2e735ec0334718a7c46a_gerome-veriteferli14Une charge en règle contre le philosophe français qui n’est pas loin de ce que j’ai pu écrire par le passé à propos de quelque petit maître de la pop-filosophie, « cogitateur-esthète » comme on est coiffeur-visagiste…

« De même qu’elles ont été, autrefois, plus ou moins amoureuse des curés, les femmes aiment bien ces nouveaux surveillants, qui incarnent, pour elles, un peu de stabilité et de retenue en ce monde. Même s’ils sont gays, ils sont nimbés d’un mystère qui ne peut être que le leur.
(…) Le philosophe français, aussi loin de ses glorieux prédécesseurs que la Terre du Soleil, a été le plus sou­vent déguisé en Allemand, comme s’il était obligé de se traduire lui-même de cette langue. Mais, soudain, le charabia compliqué n’a plus impressionné les cou­vents. Le philosophe s’est donc mis à faire tout simple­ment la morale, et à ranimer les bons sentiments. Du succès, oui, mais, de plus en plus, provincial.
Pas de mauvaises pensées, surtout, elles feraient fuir le rêve, l’idéal, l’ineffable, les ouailles, les directeurs ou les directrices de magazines, les journalistes rassises, la nervure d’une société en crise qui a besoin d’être ras­surée. Une seule exception est tolérée, parmi « les pen­seurs qui comptent »: le prêcheur d’apocalypse. Sinon, le philosophe d’élevage est prié de réciter le vrai sans danger.
L’Université, ou ce qu’il en reste, continue, vaille que vaille, à remplir les mangeoires simplifiées, les râte­liers exsangues. Un philosophe correct aura droit à des portraits flatteurs, il pourra écrire dans les journaux, passer à la radio et à la télé de façon didactique, mesurée, patiente. Il donnera son avis sur tout, et, pourvu qu’il ait un certain charme (le minois compte beaucoup), il sera régulièrement employé. Il juge sévè­rement les incivilités et les absurdités de notre époque, il descend directement du ciel des idées. Inutile de dire qu’il réhabilite l’amour, la fidélité, l’humanisme sous toutes ses formes. Il n’est pas de laideur, en art, dont il ne puisse justifier l’originalité et l’authenticité. Il est en service commandé.
(…) Un philosophe est en conférence à l’étranger, ou dans des colloques. Il parti­cipe à des tables rondes, à des séminaires sur les grands sujets. Il organise des expositions commémoratives en hommage à une ancienne révolte recadrée. Il écrit des préfaces d’animation culturelle, tandis que les plus modestes sont convoqués pour parler dans des croi­sières sur la Méditerranée. Le philosophe est au service des pauvres, mais aussi des riches, il n’a pas de pré­jugés, la pensée n’en a pas, elle est naturellement démocrate, sociable. Elle huile les rouages de l’être-ensemble, elle se réfère souvent aux gens, comme si cette espèce existait.
Voltaire, ce misogyne homophobe et antisémite, n’est pas prévu dans les croisières. Candide est à l’Index, avec quelques autres pointures dont il vaut mieux ne pas citer les noms. Le Saint-Office n’officie plus, mais le Laïcat progressiste veille. L’esprit, l’humour, l’ironie, le second degré, la désinvolture sont strictement sur­veillés, alors que la dérision, le rire gras, la blague sexuelle vulgaire prolifèrent. Personne n’oserait dire à un philosophe qu’il est vulgaire, pas plus qu’on ne se serait permis, dans les temps anciens, de qualifier ainsi un évêque ou un archevêque. Si vous en insultez un, vous avez toute la corporation sur le dos. Ils se détestent entre eux, d’accord, mais, à la moindre alerte, ils font bloc. Leurs corps s’entendent avec des antennes spé­ciales, comme celle de la communauté inavouable des flics, des mères, des banquiers. »
Philippe Sollers, Médium,Gallimard, 2014 (pp. 104-108).

Illustration: « La Vérité sortant du puits » de Gérôme, musée des Beaux-Arts de Lyon.

  1. Célestine says:

    Oui, moi aussi, j’ai des noms qui me viennent…des noms adoubés par l’intelligentsia et qui me donne un peu la gerbe…
    Allez, je retourne lire Platon. 😉
    ¸¸.•*¨*• ☆

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Patrick Corneau