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Être jeune dans les années soixante-dix…

3846160994ferli13J’ai récemment retrouvé de vieux numéros d’une revue qui fut le nec plus ultra de l’avant-garde littéraire au début des années 70: Minuit, petite revue créée parMinuit3 Jérôme Lindon, où l’on trouvait les signatures d’auteurs « maison » des mêmes éditions de Minuit (Beckett, Claude Simon, Robert Pinget, Robbe-Grillet, Monique Wittig, Gilles Deleuze, etc.), bref du beau monde dont certains, moins connus, sont tombés dans un cruel oubli. Comme Tony Duvert qui assurait la direction de la revue à ses débuts et y publiait des articles sulfureux avant de connaître un destin tragique.
Ainsi, celui-ci, réflexion sur l’enfance/adolescence à partir d’un tract distribué par une association de parents d’élèves des beaux quartiers. Cette prose corrosive (imprégnée de rhétorique révolutionnaire « 1968 »), lue avec la perspective des changements de mœurs survenus depuis 3 lustres dans la société et le monde éducatif, ne manque pas de sel (pour ne pas dire plus face à l’apathie ambiante…).
Elle inspirera peut-être à quelques-uns de profitables, voire mélancoliques, réflexions.

« Voici le texte intégral d’un tract qui a été adressé aux pères de famille, notamment dans une « cité résidentielle » de Jouy-en-Josas, près de Versailles:

Association des Parents d’Elèves en accord avec la Préfecture de Police Service Contrôle de Jeunesse

                                            Versailles, le 1er novembre 1972 circulaire distribuée
Monsieur,
Nous devons attirer votre attention sur l’important relâchement dans le comportement des adolescents dans les Ecoles, Lycées et Académies, dû au manque de surveillance des Parents ou à la trop grande confiance qu’ils ont dans leurs Enfants.
1) Un trafic de drogue existe dans de nombreux établissements. Etes-vous sûr que votre enfant est à l’abri du danger et n’est pas tenté par la drogue ou ne l’a pas déjà utilisée?
2) La sexualité est un problème important pour l’adolescent. Avez-vous vérifié exactement ce que votre enfant fait à la sortie des cours, pendant la période du déjeuner, pendant les week-ends? Si votre enfant découche, savez- vous exactement ou et chez qui? Vérifiez avec nom et adresse à l’appui ce qu’il vous dit. Rencontrez les personnes chez qui va découcher votre enfant. S’il a affirmé sortir avec des camarades, faites connaissance avec les Parents. La complicité entre adolescents est classique.
Les détournements de mineurs avec l’assentiment des enfants sont nombreux, l’homosexualité de plus en plus importante chez les garçons, les maladies vénériennes nombreuses, les grossesses de mineures se multiplient.
— Faites vérifier auprès du Directeur d’Établissement la fréquence des absences en déposant votre signature pour authentifier les mots d’excuse et en faisant des sondages.
Soyez certain que votre Enfant a déjà manqué des cours à votre insu.
Au reçu de cette lettre faites-vous envoyer un relevé des absences depuis la rentrée.
— Observez le comportement de votre enfant adolescent chez vous, ses manières, sa façon de s’habiller; ces indications sont souvent révélatrices d’orientations cachées, principalement chez les garçons.
Une action urgente, rapide et ferme peut éviter de graves conséquences pour l’avenir.
— Les adolescents sont dissimulateurs et menteurs, seul moyen pour eux d’assurer leur vie privée. Ils veulent « vivre » en s’éloignant de la cellule familiale, oit ils s’ennuient et se sentent prisonniers.
Doutez même s’ils assurent de dire la vérité ou jurent sur l’honneur, la religion, etc.
Par principe n’ayez pas nécessairement confiance en eux. Vérifiez leurs affirmations discrètement sans qu’ils le sachent.
— Ne les laissez pas sortir les week-ends sans savoir chez qui ils sont, provoquez des réunions de leurs amis chez vous.
Gardez cette lettre confidentielle, mais surveillez étroitement votre enfant pour son Salut et votre tranquillité. Ne le prenez pas de front, mais évitez quand il est temps encore qu’il essaie les « plaisirs inconnus et tentants de la vie ».
Renforcez votre surveillance pour son Salut et commentez avec votre épouse cette note.
Nous vous relancerons dans quelques mois pour la sauvegarde de l’adolescence.

(…) Il est trop net, en France, que la majorité des enfants est désespérément soumise. Même s’ils haïssent leur famille et répugnent au travail scolaire, tout contact avec l’extérieur et toute offre d’initiative leur inspirent une vraie terreur — beau fruit de l’éducation en vase clos. Incapacité de parler, de juger, d’inventer, d’agir, résignation morose à un avenir que « sauvent » quelques espoirs de consommation gratifiante et de métier mythique: voilà ce qui reste d’un être humain après seulement treize ou quinze ans de « cellule familiale ». Un sauvage, qui se cherche une caverne et un emploi que la société lui fournira déjà à contrecœur, et où il s’engloutira au plus vite en traînant avec lui, pour le meilleur et pour le pire, la première femelle qui lui aura dit oui.
Ainsi, il me semble que la masse des enfants n’est ni révoltée ni même révoltable: elle n’est que moribonde, terne, muette, malheureuse, écrasée.
Les parents fiers de l’être connaissent évidemment cette déchéance enfantine, qui est leur œuvre. Et ils combattent ceux qui s’y opposeraient: parents libéraux, éducateurs « révolutionnaires », réformes timides que décide un État qui n’y voit plus sa perte. »
« Tony Duvert, la sexualité chez les crétins », Revue Minuit 3, mars 1973, (pp. 60-61, 65).

Illustration: origine internet / Éditions de Minuit.

  1. nostalgie says:

    Pour ma part, je fuis la révolte et les révolutionnaires. Changer pour quoi, pour aller vers quoi ? Qu’on me laisse à mes ternes pantoufles et à mon quotidien sans saveur. C’est la saveur de l’Ennui, la seule que je goûte.

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Patrick Corneau