translated-bible-amos-420706-swferli14J’émets le vœu pieux, irréaliste, fantasque que ce texte (écrit en 1942) pourrait être lu par je ne sais quel collégien ou lycéen qui vient de cliquoter une dizaine de minutes sur des pages Google ou Wikipédia pour « copier-coller » le devoir ou le « dossier » qui lui a été demandé par un de ses professeurs. J’émets le souhait encore plus dément que les remarques intemporelles (?!) de Léon-Paul Fargue puissent effleurer le cerveau de madame la ministre Najat Vallaud-Belkacem, de ses bureaucrates et pédago-affidés, lesquels, avec un petit sourire entendu les balayeront sans doute d’un revers de main pour « ringardisme »…

« Je ne sais si les hommes de notre temps se rendent un compte exact des facilités qui leur sont données pour s’instruire et même « se cultiver ». Jadis, le savoir était difficile, escarpé, lointain. On le gagnait durement. C’était une âpre montagne à gravir. Comme le plaisir de voyager, de presser un pays nouveau, le plaisir de connaître demandait de longs et patients efforts. Nous avons tout changé. L’érudition elle-même a pris quelque chose d’automatique, d’hygiénique, de confortable. Nous avons des bibliothèques parées de demoiselles aimables, toujours exactes en références et qui en savent plus long, diplômées anonymes, sur l’antiquité grecque, l’histoire des religions ou la technique de la céramique que n’en savaient Rabelais ou d’Alembert. Nous avons les fichiers automatiques, les répertoires alphabétiques, les dictionnaires, les catalogues, les encyclopédies.
Le plus fort est que ces instruments d’information soient devenus rapidement indispensables à tous.
(…) Il y a trois siècles, le petit homme à la bouche amère, aux yeux qui voyaient de loin, le plus fameux des philosophes de la France, dans son poêle d’Amsterdam, avait posé le mot d’ordre: la Méthode. Il ne savait pas jusqu’où pourrait aller sa leçon, quels fruits monstrueux, innombrables, elle allait pousser. Depuis, au nom de cette précieuse et mirifique méthode, on compile, on collationne, on analyse, on classe, on résume, on abstrait, on schématise, on synthétise, on alphabétise, on synoptise. J’ai sous les yeux un manuel d’Histoire ancienne pour bacheliers moyens: il renferme plus de dates exactes, de références, de cartes, de tableaux que Bossuet ou Voltaire n’en avaient engrangé. Cependant, ils avaient eu besoin de toute la vie pour acquérir un bagage d’érudition que notre lycéen d’aujourd’hui s’injecte d’un œil distrait, en quelques soirées d’ennui. Ainsi, peu à peu, tout le réel passé ou présent est-il mis en formules, en résumés, en comprimés faciles à croquer. Dix siècles de recherches sont résumés en mille lignes, l’Histoire du Monde en cent pages!
Devant ces tomes bourrés de savoir qui s’alignent déjà sur mes rayons, je pense à vous, Erasme, Budé, Amyot, défricheurs aux mains calleuses des premiers continents de la science moderne. Vous alliez, à lents cahots, d’Amsterdam à Bologne, de Paris à Londres, pour dépister tel renseignement, telle information, pour découvrir telle édition latine ou grecque, pour pouvoir lire ici trois phrases de Sénèque, là trois pages d’Hippocrate ou de Galien. Les livres étaient rares alors, éparpillés, hermétiques. Pour connaître le sujet le plus mince, il fallait des années de labeur, de longues veillées, des aventures, des voyages. Et l’érudition, si elle avait ses héros, avait aussi ses martyrs. Il en savait quelque chose, Descartes, lui qui mourut de la pneumonie qui le saisit un froid matin d’hiver, dans la bibliothèque non chauffée de la reine de Suède. Il allait, dès l’aube glacée, donner des leçons de philosophie à cette reine matinale et que travaillait la boulimie de la science. Elle l’écoutait, admirative et satisfaite. Les grands avaient jadis leurs philosophes et leurs savants, comme ils ont maintenant leur professeur de bridge. Pour l’Histoire ou la Philosophie, ils achètent plutôt des livres bien faits. N’importe, tout homme d’aujourd’hui, pourvu qu’il sache lire et écrire, peut facilement devenir « presque » érudit: il n’y faut qu’un peu de temps, de patience et de mémoire. Un érudit peut-être. Mais un humaniste, un philosophe, un homme qui sait conduire sa réflexion? Non, s’il n’est pas doué. Ne nous y trompons pas. Si utiles et si admirables que soient dictionnaires et encyclopédies, jamais certes ils ne remplaceront l’effort et la recherche, le patient labeur, seul créateur, la méditation d’une tête bien faite. On ne sait vraiment que ce qu’on a découvert soi-même par cette réflexion de l’expérience vivante qui est un peu comme le tour de main de l’artisan. Les dictionnaires et les encyclopédies me font penser à ces merveilleuses machines-outils qui peuvent opérer des miracles quand elles sont dirigées par des ouvriers compétents, rompus à leur maniement, et des désastres entre les mains d’un ignorant. Ce n’est pas, d’ailleurs, la machine qui en est responsable. Seulement celui qui s’en sert… Mais de tels ouvrages sont indispensables à qui n’est pas indigne du savoir.
Laissez dire les sots, le savoir a son prix. »
Léon-Paul Fargue, « Encyclopédies », Lanterne magique, Chroniques littéraires de Paris occupé, Seghers, 2015.

Illustration: Photographie de James L. Amos.

  1. Célestine says:

    Il y a une expression qui me semble bien convenir à ce gâchis actuel:
    « Cracher dans la soupe »…
    Je gage que Descartes aurait adoré se servir d’un smartphone…de manière intelligente !
    Bien à vous
    ¸¸.•*¨*• ☆

  2. magnifique et opportun dans mon cas, je m’apprête à initier quelques jeunes (genre quartier « défavorisé ») aux plaisirs et difficultés de la langue française, en guise de soutien scolaire. Et je suis un vaillant chevalier de l’usage du dictionnaire, ne serait-ce que pour le plaisir de chercher et de trouver ce qu’on ne cherchait pas…

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Patrick Corneau