sentier« – Allons, dit Roland, il est temps d’avancer. Nous aurons plus chaud en marchant.
Certes.
On peut marcher à en mourir pour atteindre un lieu sacré; on peut user ses semelles à réaliser un tour du monde hypothétique ou bien se rendre à la ville voisine pour y faire des emplettes; on peut « globe-trotter » – à en perdre le souffle, s’astreindre à des périples insensés ou bien marcher pour aller acheter le journal; on peut aussi marcher pour perdre sa cellulite, pour aller rendre visite à un ami malade, ou simplement pour se dégourdir les jambes. Il y a des milliers de façons et de raisons d’aller pas à pas en se privant des moyens de locomotion qui nous tendent leurs sièges tiédis par les précédents passagers. On peut marcher en randonneur, en flâneur, en voyageur, butinant à petits pas ou se hâtant à grandes enjambées, le nez en avant ou le ventre rentré; on peut marcher pour prendre la tangente, pour aller voir ailleurs, s’éclipser, se tester, se crever, se supplicier, s’achever; on peut aussi – beaucoup en arrivent là et n’en sont pas moins respectables – marcher « pour ne-pas »: ne pas grossir, ne pas croupir, ne pas assassiner son prochain, ne pas pleurer, surtout. On peut encore marcher tout court, par simple plaisir biologique, comme d’autres aiment respirer (au débouché d’un col, par exemple, ou dans les embruns salés d’une mer démontée), par joie du contact avec l’herbe, les cailloux, les sables ou les macadams, ces matières extérieures à la maison, antithétiques du confinement. Mais marcher pour avoir plus chaud, qui se soucierait d’une raison aussi simple?
(…) Quelle est donc cette quête?

Quelle est la vraie teneur de cet acte que l’homme accomplit depuis la nuit des temps sous tous les prétextes possibles, quels que soient les saisons, les religions, les horizons? Pourquoi partent-ils? Quelle mouche les pique? D’où vient cette violence faite à soi-même? Car violence il y a, contrairement à ce que racontent les pieux récits d’aujourd’hui. Ce désir, cette impatience, cette déflagration intérieure, ce consentement à la mort, de quoi sont-ils le signe?
Le pèlerinage serait-il une geste de nature érotique, au sens majestueux du terme? Un corps à corps avec la divine part de nous-mêmes? Un désir ascensionnel? Une concupiscence sacrée qui vous prendrait à la gorge et vous pousserait à mettre en jeu votre vie? Pourquoi partons-nous, sinon pour mourir et renaître? C’est un désir fou de se dégager des entropies et des destins qui nous minent. C’est une grande interrogation sur nos limites et nos possibles. Une mise en doute. Le doute est de nature érotique. Platon avait approché ce mystère d’assez près.

(…) On a bien pu donner toutes les raisons possibles aux pèlerinages. En fin de compte, ils restent insaisissables. Les raisons ont été d’une belle diversité. Certains ont pris la fuite pour quitter leur vie; ils en avaient assez de la monotonie ambiante. D’autres ont pensé que ce serait une noble façon d’expier leurs crimes. D’autres encore ont voulu voir du pays ou mettre leurs pas dans ceux de leurs ancêtres. La plupart ont fait là un acte de piété en pensant que ce serait pour eux un gage d’éternité; ils ont dans l’idée que la mathématique divine attribue à chacun selon ses mérites et que, par conséquent, plus ils souffriront en chemin plus grande sera leur part de l’immense gâteau qui nous attend là-haut. Il y a tous ceux qui partent pour adorer un saint, tous les saints et Dieu en personne. Leur ferveur religieuse est réelle et leur audace réduite au minimum, juste celle de suivre un chemin devenu en quelque sorte boulevard de la chrétienté. Il y a aussi les vaniteux de la foi, ceux qui se prennent pour les nouveaux élus. Ils ont la foi, disent-ils, mais ils ont amputé en eux ces fragilités qui font la part vive de notre foi. Tous, en fait, pécheurs, pèlerins par contumace, croisés en vadrouille, assassins repentis, randonneurs de l’impossible, écologistes du bol d’air sacré, tous ont leurs raisons, sublimes, minables, indiscutables, mais aucune de ces raisons n’est la bonne. Car la vraie raison n’en est pas une. »
Édith de La Héronnière, La ballade des pèlerins, Mercure de France.
(Autre extrait)

avatarmondialC’est un récit de pèlerinage qui pourrait s’apparenter au film (qu’on dit « culte ») Délivrance de John Boorman: cela commence comme une partie de plaisir, cela finit en cauchemar, ou presque. Il se pourrait bien qu’à Compostelle, ces quatre pèlerins aient plus perdu que gagné. Mais le peu gagné est sans doute irremplaçable car il est de l’ordre de la révélation, donc puissamment fécond. Dans un récit aussi allègre que profond – ce profond que le corps, sans pitié, révèle – Edith de la Héronnière signe un très beau livre qui nous embarque bien loin de la route sûre d’un « GR » de guide touristique. Car la manière d’Édith de la Héronnière n’est pas dans les rêveries lyriques, ni dans les réflexions oiseuses. Son style s’apparente au fameux « style maigre » de Morand: peu de phrases, mais pleines, courtes. Chaque mot porte, sec, vif. Chaque image ou observation est à méditer longuement. Jamais elle ne veut faire mine de s’appesantir (ce qui n’empêche pas l’érudition). Tout est simple, fluide, d’une évidence lumineuse, avec un rythme de la narration qui épouse celui de la marche. Une vraie gageure.
A lire, reclus dans une chambre, dans une cité très encombrée de tourisme…

[Edith de La Héronnière a eu la gentillesse de m’accorder un entretien dont la transcription fera l’objet d’un prochain billet]

Illustration: photographie©Lelorgnonmélancolique.

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Patrick Corneau