flanaganhmorganlunettesMercredi soir 26 août, JT de 20h sur France 2: Pujadas de retour de vacances, le teint hâlé, la mise reposée et son sourire éternellement sympathique… Trois reportages pourtant, nous font gravir un degré supplémentaire dans la banalité du Mal et l’expérience virtuelle-télévisionnaire de l’horreur. D’abord une fusillade dans un camp de gens du voyage à Roye dans la Somme, faisant quatre morts, dont un bébé et un gendarme. Cela c’est presque la routine, un ingrédient de base de notre pain quotidien d’informations. Le second sujet, présenté comme « exceptionnel », nous montre l’épouse d’une des victimes de l’attaque du Thalys, racontant très posément, et même avec un luxe de détails, comment elle a vécu le sentiment de la fin, la mort devant les yeux, la sienne et celle de son mari. Le troisième reportage, est à la limite du soutenable – bien que la chaîne ait pris toutes les précautions d’usage, avertissement à l’égard des jeunes publics, images expurgées (mais pas trop, the show must go on: il faut tout de même satisfaire un minimum de voyeurisme): un homme abat froidement en plein direct deux anciens collègues journalistes d’une chaîne de télévision locale américaine tout en se filmant avant de diffuser ensuite la scène sur les réseaux sociaux.
Je ne peux m’empêcher de penser à cet article de Jean Baudrillard, paru dans Libération en… 2001 (si, si…) qui analysait l’arrivée de la « télé-réalité » et, au-delà, anticipait la fatale et irrémissible banalisation de l’horreur dans nos vies – annonce faite, à l’époque, dans une incrédulité large et sûre d’elle-même.
Quatorze ans plus tard, nous y sommes! Mais le génial Baudrillard n’est plus là pour prendre acte de sa térébrante et impitoyable lucidité – même si, dans sa vision, perdure le point aveugle du rôle de la technologie dans l’accroissement du Mal…
(Je me suis permis de surligner le passage qui prend une résonance toute actuelle).

« Ce que la critique la plus radicale, l’imagination la plus subversive, ce que nulle dérision situationniste n’aurait pu faire… c’est la télé qui l’a fait. Elle s’est révélée la plus forte dans la science des solutions imaginaires. Mais, si c’est la télé qui l’a fait, c’est nous qui l’avons voulu. Inutile de mettre en cause les puissances médiatiques, les puissances d’argent, voire la stupidité du public pour laisser espérer qu’il y ait une alternative. Le fait est que nous sommes engagés dans une socialisation intégrale, technique et expérimentale, qui aboutit à l’enchaînement automatique des individus dans des processus consensuels sans appel.
Société désormais sans contrat, sans règles ni système de valeurs autre qu’une complicité réflexe, sans autre logique que celle d’une contagion immédiate, d’une promiscuité qui nous mêle les uns aux autres dans un immense être indivisible.
Nous sommes devenus des êtres individués, c’est-à-dire non divisibles en eux-mêmes et virtuellement indifférenciés. Cette individuation dont nous sommes si fiers n’a donc rien d’une liberté personnelle, c’est au contraire le signe d’une promiscuité générale. Corollaire de cette promiscuité: cette « convivialité exclusive » qu’on voit fleurir partout, que ce soit dans le huis clos du Loft, ou celui des ghettos de luxe et de loisirs, ou de n’importe quel espace où se recrée comme une niche expérimentale où il ne s’agit pas tant de sauvegarder un territoire symbolique que de s’enfermer avec sa propre image et de vivre en complicité incestueuse avec elle, avec tous les effets de transparence et de réfraction qui sont ceux d’un écran total.
Ça bouge encore, mais juste assez pour se donner, au-delà de la fin, l’illusion rétrospective de la réalité, ou celle du social, mais réduite à une interaction désespérée avec soi-même. Cette promiscuité, faite d’implosion sociale, d’involution mentale et d’interaction « on line », ce désaveu profond de toute dimension conflictuelle, sont-ils une conséquence accidentelle de l’évolution moderne des sociétés ou bien une condition naturelle de l’homme, qui finalement n’aurait de cesse de renier son être social comme une dimension artificielle? L’être humain est-il un être social? Il serait intéressant de voir ce qu’il en sera dans le futur d’un être sans structure sociale profonde, sans système ordonné de relations et de valeurs, dans la pure continuité des réseaux, en pilotage automatique et en coma dépassé en quelque sorte, contrevenant ainsi à tous les présupposés de l’anthropologie. Mais n’a-t-on pas de l’homme, comme le dit Stanislaw Lec, une conception trop anthropologique? Promiscuité et enfermement se résument dans l’idée originale de soumettre un groupe à une expérience d’isolation sensorielle, afin d’enregistrer le comportement des molécules humaines sous vide, dans le dessein peut-être de les voir s’entre-déchirer dans cette promiscuité artificielle. On n’en est pas venu là, mais cette microsituation existentielle vaut comme métaphore universelle de l’être moderne enfermé dans son Loft personnel, qui n’est plus son univers physique et mental, mais son univers tactile et digital, celui du « corps spectral » de Turing, celui de l’homme numérique pris dans le dédale des réseaux, et devenu sa propre souris (blanche).
Le coup d’éclat, c’est de livrer au regard des foules cette situation proprement insupportable, de leur en faire savourer les péripéties dans une orgie sans lendemain. Bel exploit, mais qui ne s’arrêtera pas là. Bientôt viendront, comme une suite logique, les snuff movies et les supplices corporels télévisés. La mort doit, elle aussi, entrer en scène, non pas du tout comme sacrifice, mais comme péripétie expérimentale partout niée et combattue techniquement mais ressurgissant sur les écrans comme performance de synthèse.
Mais, et c’est là l’ironie de toutes ces mascarades expérimentales, parallèlement à la multiplication de ces spectacles de violence, grandit l’incertitude quant à leur équivalent réel, et donc la suspicion quant à l’image. Plus on avance dans l’orgie de l’image et du regard, moins on peut y croire. Les deux paroxysmes, celui de la violence de l’image et celui de son discrédit, croissent selon la même fonction exponentielle. Du coup, toutes les images sont au fond déjà des images de synthèse. »

Illustrations: Images de la chaîne américaine WDBJ-TV.

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Patrick Corneau