102536-004-6D549ADD« Le défi des terroristes à l’Occident, c’est celui de leur propre mort. Notre potlatch à nous c’est celui de l’indignité, de l’impudeur, de l’obscénité, de la liquidation de toutes les valeurs — c’est le sacrifice délibéré de tout ce par quoi une culture, ou un être humain, garde quelque valeur à ses propres yeux. Toute notre culture va dans ce sens, c’est là où nous faisons monter les enchères. Notre vérité est toujours du côté du dévoilement, de la désublimation, de l’analyse réductrice — c’est la vérité du refoulé — de l’exhibition, de l’aveu, de la mise à nu — rien n’est vrai s’il n’est désacralisé, objectivé, dépouillé de son aura, traîné sur scène. Indifférenciation des valeurs, mais aussi indifférence à nous-mêmes. Si nous ne pouvons pas mettre en jeu notre propre mort, c’est que nous sommes déjà morts. Et c’est cette indifférence et cette abjection que nous lançons aux autres comme un défi: le défi de s’avilir en retour, de nier leurs propres valeurs, de se mettre à nu, de se confesser, d’avouer — bref de répondre par un nihilisme égal au nôtre. Nous essayons bien de leur arracher tout cela de force, par l’humiliation dans les prisons d’Abou Ghraib, par l’interdiction du voile dans les écoles, mais ça ne suffit pas à notre victoire : il faut qu’ils y viennent d’eux-mêmes, qu’ils se sacrifient eux-mêmes sur l’autel de l’obscénité, de la transparence, de la pornographie et de la simulation mondiale. Qu’ils perdent leurs défenses symboliques et prennent d’eux-mêmes le chemin de l’ordre libéral, de la démocratie intégrale et du spectaculaire intégré.
Dans ce sens, on peut envisager avec Boris Groys l’hypothèse du double potlatch: le potlatch occidental de la nullité, de l’auto-avilissement, de la mortification, opposé au potlatch terroriste de la mort. Mais ce sacrifice délibéré par l’occident de toutes ses valeurs, cette prostitution de soi jetée à la face de l’Autre (l’islam, mais aussi le reste du monde) comme arme de dissuasion massive — constitue-t-elle une véritable réponse symbolique au défi des terroristes?
Potlatch contre potlatch, l’un balance-t-il l’autre? On peut penser que l’un est un potlatch par excès (celui de la mort), l’autre un potlatch par défaut (celui de l’autodérision et de la honte). Dans ce cas, ils ne se répondent pas exactement et il faudrait parler d’un potlatch asymétrique.
Ou bien faut-il penser que nulle forme, pas même celle du sacrifice extrême, ne peut être tenue pour supérieure, et donc renvoyer l’un et l’autre à leur délire respectif?
Tout l’enjeu de la confrontation mondiale est là — dans cette provocation à l’échange effréné de toutes les différences, dans le défi aux autres cultures de s’égaler à nous dans la déculturation, dans le ravalement des valeurs, dans l’adhésion aux modèles les plus désenchantés. L’enjeu de cette confrontation n’est pas exacte¬ment un ‘choc de civilisations’, mais il n’est pas non plus économique ou politique, et il ne met en jeu qu’en apparence aujourd’hui l’Occident et l’islam. En profondeur, c’est un duel, et son enjeu est symbolique — celui d’une liquidation physique et mentale, d’une carnavalisation universelle que l’Occident impose au prix de sa propre humiliation, de son expropriation symbolique — contre toutes les singularités qui lui résistent.
Défi contre défi? Potlatch contre potlatch? Est-ce que la stratégie d’une mort lente, d’une mortification systématique est égale à l’en¬jeu d’une mort sacrificielle?
Cette confrontation peut-elle avoir une fin, et quelles peuvent être les conséquences d’une victoire de l’une sur l’autre?
La réponse historique à la domination est connue, c’est la révolte de l’esclave, la lutte de classes, toutes les formes historiques de conflit et de révolution — bref l’Histoire telle que nous l’avons connue au fur et à mesure de son déroulement.
Mais la réponse à l’hégémonie n’est pas aussi simple.
Antagonisme, refus, dissidence, abréaction violente — mais aussi fascination et ambivalence. Car — et c’est en cela qu’elle est différente de la domination — nous sommes tous partie prenante de l’hégémonie.
D’où à la fois une résistance instinctive à la grande prostitution de l’échange généralisé, et une attraction vertigineuse pour cette foire technologique, pour cette mascarade spectaculaire, pour cette nullité. Car, au fond, c’est aussi l’apothéose du négatif. Rien de plus passionnant que ce vertige de renoncement à ses propres valeurs, que le vertige de la dénégation et de l’artifice. D’où cette double postulation insoluble, cette ambivalence que nous éprouvons tous à chaque instant et qui est le miroir en chacun de nous de l’antagonisme mondial. »
Jean Baudrillard, L’agonie de la puissance, Ed. sens&tonka, mai 2015.

ferli10Texte inédit de Jean Baudrillard, « Le Jeu de l’antagonisme mondial ou l’agonie de la puissance » écrit à l’occasion de conférences prononcées au cours des années deux mille cinq et six. Une singulière vision (et explication) prospective aux dessous de l’affaire « Charlie » avec aussi cet autre texte remarquable.

« Quoiqu’il en soit de cet affrontement mondial, les jeux ne sont pas faits et le suspense reste total. » (dernière phrase de L’agonie de la puissance)

Pour aller plus loin avec Jean Baudrillard – celui qui a rendu le monde séduisant dans son étrangeté – une belle émission-souvenir avec des témoignages touchants:

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Illustration: photographie de (et par?) Jean Baudrillard.

  1. Breuning liliane says:

    Merci infiniment le Lorgnon, de nous donner du si beau et bon grain à moudre pour éviter la torpeur de l’été. Bien à vous, Liliane Breuning

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Patrick Corneau