gapingvoid« Les blogs ne rappellent-ils pas le bavardage téléphonique, quotidien, qu’affectionnent les jeunes filles – peut-être aussi les garçons, mais surtout les filles -, où elles décrivent en détail leurs occupations des dernières heures sans même s’écouter les unes les autres? Cet échange de banalités produit une sorte de fusion, qui est le but même de l’exercice: il ne s’agit pas de parler à son amie comme à un sujet autonome, ni de faire d’une conversation un lieu de rencontre entre Moi et Toi. De même, le bloggeur recherche la fusion avec son public. Celui-ci remplit la même fonction que les copains pendant l’adolescence. Le flot de paroles désinhibé propre aux blogs permet de retourner au stade grégaire.
Peut-on rapprocher ce mode d’écriture contemporain de l’essai classique? Montaigne ne dit-il pas: « Je parle au papier, comme je parle au premier que je rencontre »? Son style familier et relâché constituait, comme le souligne Charles Rosen, une innovation radicale dans les écrits philosophiques, éthiques, historiques et politiques. Montaigne ne pontifiait pas, il conversait avec son lecteur. De prime abord, on pourrait même considérer Montaigne comme le premier bloggeur de tous les temps, en dépit de l’époque, celle de Gutenberg. Pourtant, chacun sait d’instinct que ce n’est pas le cas. Où est la différence? Les adolescents évoqués fusionnent dans le bavardage pour ne pas avoir à s’observer de l’extérieur. Ils préfèrent rester entre eux, car à peine entrés dans une pièce où s’entretiennent des adultes, ils prennent conscience de leur côté ridicule. Montaigne, en revanche, invite ses lecteurs à l’observer en même temps qu’il s’observe dans le miroir de l’écriture. Il s’expose lui-même en mesurant son expérience personnelle à l’aune de l’enseignement des siècles, celui des auteurs classiques, abondamment cités. La différence entre la logosphère des humanistes et la blogosphère actuelle est donc facile à cerner.
Chez Montaigne, il s’agit d’une auto-observation. Chez les bloggeurs, d’un refus de se voir. Les blogs marquent le retour de l’écriture à l’adolescence. »
Horace Engdahl, in « Considérations réactionnaires 1 », La cigarette et le néant.

ferli14Si Horace Engdahl a raison en général, il va de soi  qu’il a tort sur ce particulier qu’est mon propre blog… 😉

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Illustration: http://gapingvoid.com

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Patrick Corneau