Convaincu que le film de François Ozon Jeune & Jolie nous offre un bel exemple de « moralisme compréhensif » s’inscrivant dans la vague de nihilisme mou qui nous emporte (voir mon billet du 29 août mis à jour), j’en trouve une étonnante confirmation dans l’analyse de la « crise de l’humain » que fait Julia Kristeva dans la longue interview donnée ce mois-ci à la Revue Des Deux Mondes. (extrait)

« Face à la crise profonde dont témoigne l’actualité, une religion – ni ancienne ni nouvelle – ne peut pas nous sauver. La refondation continue de l’humanisme me paraît être le geste radical dont a besoin la nouvelle comédie humaine, le geste radical d’un transhumanar dont l’humanité a besoin. Nous ne savons pas ce que sera cette nouvelle humanité qui se prépare dans les laboratoires de clonage et le ventre des mères porteuses, les pulsions de mort des adolescents en déshérence et les ruées des internautes vers les supermarchés de spiritualités. Mais j’entends sur le divan la révolte de mes analysants: une nouvelle espace d' »enragés », comme on disait en mai 1968, qui veulent l’impossible: ils réévaluent une région intime du continent religieux, l’expérience intime. J’écoute la déliaison des adolescents en manque d’idéaux, incapables de distinguer le « bien » du « mal », nouveaux acteurs du mal radical, ce vivier fécond du « gangstéro-islamisme »: souvenez-vous de l’affaire Merah; de ces jeunes qui ont tué un militaire à Londres le 22 mai 2013; du garçon qui a poignardé un soldat à la Défense trois jours plus tard. Je regarde les médias qui s’inquiètent puis se complaisent à nous abreuver des « parts d’ombre » d’hommes politiques pris dans des affaires au sommet de l’État. Au risque de vous paraître apocalyptique, je prétends que nous assistons aujourd’hui à des phénomènes extrêmement inquiétants qui touchent aux limites de l’humain. Si nous ne sommes pas capables de les regarder en face, de les élucider, d’accompagner et de dépasser, nous ne pourrons pas construire cette nouvelle version de l’humanisme qui nous demande d’outrepasser l’humain en crise endémique*. De l’outrepasser toujours, constamment. Il ne s’agit pas de forger des programmes volontaristes mais de réévaluer la mémoire des codes moraux qui nous précèdent, et de sonder le mal-être psychosexuel et social de ces acteurs politiques nouveaux, eux aussi en crise. J’ai employé à escient les termes « déconstruction de l’humain », ou « crise de l’humain » car ils attirent l’attention sur le fait que l’Homo sapiens est parvenu à une certaine limite, et que néanmoins nous avons aussi la capacité d’en être conscients et de penser cette situation. Le fait était peut-être sous-jacent dans le passé, mais aujourd’hui, avec nos sociétés hyperconnectées, tout devient très visible et très violent parce que les moyens de satisfaction sont très violents (mafia, toxicomanie, armes, religions agressives) et parce que les besoins de satisfaction sont boostés par l’image et par l’hyperconnexion. Il s’agit d’une phase radicale du nihilisme. Est-ce une raison de désespérer de notre époque? Je suis une pessimiste énergique. »
« Vers une nouvelle civilisation », Entretien — « Pour une refondation de l’humanisme », Julia Kristeva et Aurélie Julia, Revue Des Deux Mondes, septembre 2013.

* surligné par moi.

Illustration: photographie ©Radio France / Revue Des Deux Mondes.

  1. delorée says:

    Cher Monsieur Lorgnon, dans le texte de Julia Kristeva que vous reproduisez, je lis, ligne quatre: le geste radical d’un transhumanar. S’agit-il de transhumanarchisme (ce serait amusant) ?

    Veuillez pardonner ce soudain sursaut d’intérêt pour l’écrit au saut de mon lit, mais je suis intrigué par cette formule/coquille …

    Nous autres néphélibates avons quelquefois des problèmes d’Oreilles à la lecture.

    Grand merci et joyeuses fêtes de l’Apocalypse.

    –::-); (encore raté)

    Deloramicalement

    1. Cher Marquis,
      Voici le passage où Madame Kristeva explique l’emploi qu’elle fait de ce mot:
      « A l’aube de la Renaissance, Dante Alighieri (1265-1321) dans sa Divine comédie (chant I, 69) cherche un langage capable d’outrepasser l’humain: de « transhumanar », dit-il en créant un néologisme dans son « style nouveau » ».
      Merci de votre fidélité à mes lorgnoneries…
      Lorgnon bas

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Patrick Corneau