Charles Dantzig a écrit le premier livre sur la littérature qui se présente comme un manuel de théologie, disons de théologie apophatique où Dieu serait remplacé par le concept de « chefs-d’œuvre » dont il décline négativement les attributs. C’est un livre profond, étonnant, agaçant. Plein de choses admirables et autant de détestables. Il y en a aussi d’admirablement détestables, ou même de détestablement admirables comme le chapitre où il détruit avec bonheur Inglorious Basterds de Tarantino (idiotie adulée) pour pouvoir se donner le droit de régler avec brio et une partialité un peu cruelle (car c’est le  propre des fortes personnalités, n’en déplaise aux tristes, d’avoir des Strong Opinions comme disait Nabokov) le cas Céline :

« Les lecteurs incultes s’inventent des chefs-d’œuvre. A 40, 50 ans, après de terribles études de commerce et vingt années d’esclavage et d’esclavagisme dans une entreprise, ils se laissent stupéfaire pendant quinze jours de vacances par un livre célèbre, bruyant et impertinent, et reviennent à Paris où, lors du conseil d’administration, ils disent: « Dans le Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline… Vous connaissez Céline? » Évidemment ils n’ont pas tout lu, trente pages à se faire tabasser par un voyou de coin de rue, ça va, mais ils y ont reconnu la brutalité utile, celle des aboyeurs virils, lâches qui se couchent le ventre en l’air en frétillant devant le premier pouvoir fort. La gloire (exclusivement française) de ce roman est l’imposture littéraire d’un pays politiquement malade. La France n’en finit pas d’avoir perdu la guerre. Elle s’admire audacieuse en admirant Céline, savourant sa rancœur, remâchant sa défaite en 1940. Elle couve son chef-d’œuvre qui l’enferme dans un provincialisme amer. Une droite rancunière dispose d’un salaud authentifié par une classe intellectuelle que d’habitude elle hait. Il lui permet de lire de l’antisémitisme légal, en quelque sorte, sans parler de la haine profonde d’un pays qu’elle professe aimer. Une gauche qui paniquerait si elle ne pouvait pas se croire libérale avale la propagande d’un écrivain qui a proclamé son avant-gardisme langagier, lui qui a tout pris à Jules Laforgue. Et cela ne date pas de la Deuxième Guerre mondiale. Tout de suite Céline a fatigué, cela a même été sa méthode de promotion, d’assommer la société de sa connerie incessante. On croit aujourd’hui qu’il a fallu la guerre pour qu’il se déchaîne, mais son racisme a été jugé scandaleux dès Mort à crédit (1936). Ce qui l’a sauvé est qu’il a écrit des livres pires. Une plus grande horreur tend à effacer les moindres qui précèdent. Les salauds ont tous les bénéfices. Et mon pauvre pays en vénérant Céline se regarde dans ce miroir merdeux et se dit: « Que je suis original! » pendant que le monde entier lit d’autres livres.
Il n’est parfois pas injuste de juger un livre d’après ses admirateurs. Il a pu les mériter. »
Charles Dantzig, « Chefs-d’œuvre d’incultes, chefs-d’œuvre pour incultes », A propos des chefs-d’œuvre, Grasset, 2013.

Je reviendrai sur ce livre qui réserve d’autres « chefs-d’œuvre » de vachardise…

Illustration: Éditions Grasset.

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  1. serge says:

    Dantzig du haut de sa splendeur (de critique et non pas d’auteur de chefs-d’oeuvre) distribue les bons et les mauvais points.
    Il se trouve qu’un salaud peut écrire un chef d’oeuvre. Il y a des pages d’anthologie dans « le voyage » et je ne crois pas me souvenir que dans ce livre il y ait des propos
    antisémites virulents en tout cas qui dépassent l’atmosphère antisémite générale des années trente. L’abjection viendra plus tard.

    1. Cédric says:

      Rassurez-vous ça va durer ! 😉

      On est tous sans cesse et à vie dans « une période où beaucoup de gens ne sont pas d’accord avec soi ». Et il est d’ailleurs heureux qu’il en soit ainsi. Si tout le monde était d’accord avec tout le monde, ce serait le plus mauvais de signes…

      Concernant le voyage au bout de la nuit, je suis parfaitement d’accord avec vous ! 😉

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Patrick Corneau