Je viens de voir avec un plaisir immense le dernier opus de  Kiyoshi Kurosawa: Shokuzai – « Celles qui voulaient se souvenir » – « Celles qui voulaient oublier ». M’a frappé l’extraordinaire sobriété, élégance, délicatesse, j’allais dire probité de la réalisation qui semblent être le reflet du monde puissamment ritualisé, policé qu’est la société japonaise. Pour ceux qui vivent le chaos humain des mille frictions, mufleries, incivilités qui constituent notre quotidien, l’archipel japonais nous attire comme un hâvre de paix sociale. Ce qu’avait bien vu à Tokyo, avec une compréhensible véhémence, le poète Jean Pérol: une ville plus ordonnée, plus « civique », est plus agréable et, finalement, rend l’homme plus libre… (extrait un peu long mais qui vaut l’effort de lecture).

« Pratiquer Tokyo dans son quotidien donne souvent envie d’écrire un éloge de la politesse. Londres, Paris, la divine Rome, et même New York, ont certes plus de places, de monuments, et de splendeurs à répandre sous les yeux; mais la vulgarité et la violence sont hélas! dans leurs soutes, si ce n’est déjà sur le pont. La qualité, ou l’intérêt qu’offre Tokyo, n’est donc pas, on l’a vu, dans ses monuments (assez rares) ni dans l’esthétisme de son urbanisme (absent); son charme, nettement plus invisible mais pourtant si perceptible, est diffus, diffusé et infusé dans chaque rouage ordinaire de son fonctionnement, et dans la tête et le cœur de la majeure partie de ses citoyens. La mémoire de l’antique politesse – presque sœur de celle qui fut la nôtre au XVIIIe siècle (moins « l’esprit français », je l’accorde) – est une belle chose. Infiniment supérieure, finalement, si l’on n’a pas peur de paraître un peu archaïque en l’affirmant, à tout ce qui nous vint, depuis, du côté du cow-boy, du rocker ou du punk. Cette vulgarité anglo-saxonne des tréfonds, cette haine de soi, de ses échecs, de sa condition, de son corps, et pour tout dire de la vie, et qui est lancée comme du vitriol sur les autres, comment ne pas espérer que l’Occident s’en lassera? La brutalité brute, pur produit des sociétés ratées, qui se veut « animale » (alors que l’animal en est si loin), prétend fonder sa supériorité sur une affirmation sans gêne du « naturel ». Or je pense moi aussi, avec Roger Vailland, que « la nature, c’est idiot; on ne pousse pas dans tous les sens comme un cornichon ou une courge ». Avec lui, je suis définitivement « pour le parc… pour la clôture; contre la courge ». Et j’ajouterai: pour la politesse, contre la bêtise; pour la courtoisie, contre la muflerie. Pour, en particulier et pourquoi pas? la banale politesse japonaise. Celle qui assouplit plus ou moins, tout en les maintenant, chaque geste, chaque situation, dans le quotidien des rues de cette mégapole qui serait, sans elle, si difficilement contrôlable; celle qui, en fait, je le répète, crée la première des différences et le plus grand des plaisirs à vivre dans cette ville. Un de mes amis, facilement explosif par temps ordinaire, me l’avouait un soir à Tokyo: « Etonnant, me dit-il, voilà vingt jours que je suis ici, et je n’ai pas encore réussi à me mettre en colère… » Désarmement général (sur des tonnes de dynamite enfouies) par l’attention, la discrétion, le sourire, la douceur, et le maniement des formules. »

Hypocrisie! Hypocrisie générale! murmurent d’autres lèvres. Et alors? Depuis quand la politesse envers autrui n’a-t-elle pas été une des formes subtiles, supérieures et morales de l’hypocrisie? Depuis quand le déballage et la manifestation sans vergogne de ses désirs, de ses envies, de ses besoins, de ses opinions, sont-ils le meilleur moyen pour faire régner l’harmonie chez les hommes? Une société humaine n’est pas une bande de chiens enragés. A Tokyo, où trente millions d’êtres humains vivent serrés, rapprochés, « au contact » forcé, il est indispensable de faire attention à autrui, de ne pas, dans tous les sens du terme, le « heurter ». D’autant plus que, si vivre ensemble demande un effort, le sens de sa dignité personnelle le réclame aussi. Alors, pour le moment, en attendant d’autres générations plus oublieuses, les Tokyoïtes conservent encore la mémoire d’un savoir qui sait rendre leur vie et leur ville plus légères.

‘L’homme est fait pour vivre debout, contre sa pesanteur native’. Si l’aphorisme de Vailland est vrai, alors l’être humain doit se tenir. Au japon, on aime la tenue, dans tous les sens du mot et de ses applications. Des siècles de tenue. Le code du Bushido; l’amidonné des habits; l’eau, la propreté; le dos droit du méditant zen; le silence de l’homme; la sobriété; le shibui (Âpre, astringent; austère, rigoureux, sobre, surprenant, fort) de l’architecture; le suicide réfléchi. La tenue. Mais sans ostentation, sans prosélytisme. Et, aujourd’hui, sa tenue dans les paroles, les sentiments, les gestes ou les habits (le Japonais soigne sa « tenue » vestimentaire), l’habitant de Tokyo la vit – peut-être encore plus qu’hier – comme une hygiène et une distanciation. Puisque pour autrui, on est aussi autrui, le respect de l’autre est le plus sûr moyen d’être soi-même respecté.

Certains pourtant n’en démordront pas: « Hypocrisie partout! » Je les laisserai dire, songeant, au fil des rencontres, des magasins, du spectacle des rues, à cet « éloge de la tenue, de la politesse »; et s’il le faut, de l’hypocrisie.
Jean Pérol, Tokyo, Coll. « des villes », Champ Vallon, 1986.

Illustration: Le Super Komachi (train à grande vitesse japonais), photographie de Otarako/Flickr.

  1. Pierre says:

    Ortega y Gasset dans « L’homme et les Gens »: La courtoisie comme nous le verrons, est une technique sociale qui adoucit ce choc, cette lutte, ce contact qu’est la socialité. Elle crée une serie de petits tampons autour de chaque individu, qui attenuent l’impact des coups de tete que nous donnent les autres et que nous leur donnons. La meilleure preuve en est que la courtoisie a su atteindre ses formes les plus raffinées , dans les pays a tres forte densité de population. Elle est ainsi parvenue a son maximum la ou la densité est la plus forte, a savoir en Extreme Orient, en Chine et au Japon, ou les hommes doivent trop pres les uns des autres, presque les uns sur les autres. Sans ces multiples petits tampons, la vie en commun serait impossible. Il est bien connu que l’Européen, en Chine, donne l’impression d’etre rude, grossier et foncierement mal elevé. Il n’est donc pas surprenant que, dans la langue japonaise, on en soit arrivé a supprimer ces deux coups de pistolet – un peu, voire parfois tres impertinents – que sont le moi, par lequel j’injecte, volontairement ou non, ma personnalité a mon prochain, et le toi, par lequel je lui injecte mon idée de la sienne. On a substitué la bas a ces deux pronoms personnels des formules ceremonieuses et fleuries, de sorte qu’au lieu de dire toi, on dit quelque chose comme « la merveille qui est ici » et au lieu de dire moi, quelque chose comme « la misere ici présente ».

  2. catherine says:

    Dans une nouvelle de Dominique Bourgon, intitulée SBAM je crois, dans « Un sens à la vie » elle évoque avec sensibilité les formules stéréotypées de politesse qu’on force les employés à régurgiter de nos jours dans les grandes surfaces : Sourire – Bonjour – Au revoir – Merci, comme on gave des oies. Ça finit par devenir une sorte de maltraitance, pour l’employé comme pour le client. Technique de vente inepte à grosses ficelles, ce genre de politesse donne des haut-le-cœur. Ce n’est même pas une question d’hypocrisie. C’est un genre de dressage assez odieux, un formatage ou la personne n’est rien. Rien à voir avec la vraie courtoisie dont vous parlez, singulière, de quelqu’un pour un autre. Qui relève plus peut-être, d’un décor mental, que d’un maniement borné de formules.
    Bien cordialement,
    Catherine

    1. Tout ce que vous dites est finement observé et profondément JUSTE! Je suis toujours effaré par le « Bonjour » agressif et arrogant des employés de la FNAC qui, quelle que soit l’urbanité de votre demande, vous aboient cette salutation à la figure, comme une vengeance de toute leur pauvre condition…
      Bien à vous,
      P. C.

  3. Marine says:

    La politesse, malgré qu’elle soit parfois une forme d’hypocrisie procure une certaine paix au niveau social et même en entreprise. Elle est une clé de détente entre les conflits au niveau du statut social ou de la hiérarchie.

    1. Mut says:

      Vous avez bien dit, en plus la politesse apaise la conscience de chacun assurant ainsi le respect des uns des autres mais parfois, elle crée un conflit latente. C’est une expérience vécue!

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Patrick Corneau