Clément Rosset, le désenchanteur* de la philosophie française (à l’égal du terrible et génial Wittgenstein) ne cesse depuis  son premier opus (Le Réel et son double, éd. Gallimard, 1976) de nous chiffonner en nous montrant notre lamentable penchant à nous « raconter des histoires », à fuir  le monde, à doubler le réel d’illusions et de fantasmes aussi extravagants que rassurants. Dans L’Invisible, sa nouvelle et dernière vexation, le philosophe remet une couche de son idée maîtresse. L’invisible – « ce qu’on ne voit pas mais qu’on finit par croire voir, à force d’en tenir l’existence pour certaine » est l’un des noms de ces nombreux faux-semblants (langagiers, poétiques, esthétiques, etc.) avec lesquels nous ne cessons de fuir. Cette illusion de réel nous permet de supporter la vallée de larmes qu’est la vie (« compensation, subtile et dérisoire à la fois, des souffrances attachées à la prise en charge de la réalité ») et d’y cueillir, parfois, la mallarméenne rose « absente de tous bouquets »…

« L’expression aujourd’hui la plus courante pour répondre aux questions, ou plutôt pour ne pas y répondre, est le mot « voilà », qu’on entend parfois répéter jusqu’à une quinzaine de fois dans la même phrase. Comment avez- vous gagné la course? Eh bien, je suis arrivée la première et voilà. Mais vous aviez contre vous une championne du monde. Oui, mais elle est arrivée seconde. Et voilà. « Voilà » est devenu ainsi un mot-clef qui explique tout et répond à tout et ce dans tous les domaines (en attendant qu’un nouveau vocable se présente pour prendre la relève). C’est que le « voilà », qui signifie à la lettre une invitation à voir là (et qui ne fonctionne ainsi à l’aveugle que lorsqu’il est utilisé seul, sans complément qui ruinerait son effet mutique en précisant de quoi il s’agit: voilà le canard, et voici les petits pois) remplit à merveille la fonction de l' »Écou­tez! » du président Chirac, dont il possède à la fois la clarté parfaite (regarde donc là) et la non moins parfaite obscurité (puisqu’on ne dit ni où est « là » ni ce qu’il y aurait à y voir).
Ces mots et expressions, qui suggèrent une description qui ne vient pas, pourraient être appelés « mots muets », mots qui ne parlent pas plus que ne se fait voir le visage invisible qu’on imagine voir ou percevoir le sens de l’arrière-musique imaginée par ceux qui pen­sent que la musique « exprime » quelque chose. Toutefois il serait erroné de parler, à leur propos, de « langue de bois ». Car celle-ci ment, alors que le langage des mots muets ne dit rien. Censé insister sur le sens et le préciser, il n’a pour effet que de le brouiller et de l’effa­cer. Décidément un tel langage – ainsi utilisé et Dieu sait s’il l’est souvent – ne sert pas seu­lement à déguiser sa pensée, comme le disait Talleyrand; il sert d’abord à en dissimuler l’absence. »
Clément Rosset, « Ce que parler veut dire », L’invisible, Editions de Minuit, 2012.

* Clément Rosset a lui-même apporté un « bémol » à son entreprise: « A vouloir nettoyer le réel des parasites qui le voilent on risque d’anéantir le réel tout court et de jeter l’enfant avec l’eau du bain: comme ces valets majorquins qui nettoient si fort une mappemonde rarissime, endommagée par une encre noire qui s’est malencontreusement répandue sur elle, qu’il ne reste plus trace des taches d’encre, mais plus trace non plus de la mappemonde (comme le raconte George Sand dans un passage drolatique d’Un hiver à Majorque). »

Illustration: photographie de Chris Damkat.

  1. Cédric says:

    Merci !

    « …et Dieu sait s’il l’est souvent… » Dieu sait quoi ? Dieu c’est qui ? « Dieu » voilà le mot muet par excellence ! ( L’ironie de Clément Rosset ? )

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Patrick Corneau