(…) Quand je postulais, on s’étonna de mon « ambition ». Vouloir être professeur à la Sorbonne, à quoi bon? – Pourquoi pas moi? me répondit un collègue. Réponse très cassante, pour ne pas dire impolie. J’étais enclin à voir dans ce manque d’hypo­crisie un manque d’éducation, et c’était pourtant l’un plutôt que l’autre. C’était aussi l’expression d’un désir passionné d’égalité dont les Français sont possédés plus que n’importe quel autre peuple. Lorsque je me suis décidé à présenter ma can­didature à la Sorbonne j’étais la personne la mieux informée du peu de chances qu’elle avait à réussir. Je n’avais d’abord jamais cru qu’il me fût pos­sible d’arriver si haut. Pourtant plusieurs de mes collègues m’assuraient que ce n’était pas si haut que cela. Mais j’étais modeste. Et surtout je ne croyais pas en moi, je doutais de moi-même. C’était un pari que je faisais à moi-même, moi qui ai si peur de tout et qui ai toujours vécu dans le retrait. Je n’étais pas seulement poussé par la néces­sité. Je voulais jouer à un jeu de hasard. Je n’ignorais pas tout ce qui pouvait peser con­tre moi. Et avant tout ma qualité de « littérateur ». J’étais devenu un « écrivain », la tache restait.
Que peut reprocher un universitaire à un écri­vain? Son manque de sérieux: l’universitaire ne parle que de ce dont il est parfaitement informé — et l’on peut contrôler ce qu’il dit. Comment savoir si l’écrivain dit juste ou non? Son royaume est celui de la fantaisie, de l’imaginaire. Cette objection est irréfutable. Pour savoir ce que vaut un artiste, pense l’uni­versitaire, il faut attendre qu’il soit mort; et puis que se soient rassemblés sur son œuvre des témoi­gnages d’admiration ou que son nom soit tombé dans le silence. Alors on pourra le juger.
L’écrivain est indispensable au professeur de Lettres — quelle serait la matière de son ensei­gnement si ce n’était l’œuvre des morts, et leur vie et leurs idées? Tout en le dédaignant, l’universitaire jalouse secrètement l’écrivain. Celui-ci peut acquérir une réputation que le premier a plus de peine à avoir. Et l’écrivain l’acquiert auprès de gens qui ne sont pas de bons juges, de même que les stars, et presque autant que celles-ci. Ce ne sont pas des honneurs mérités. L’universitaire — comme le veut son appellation — veut voir les choses et les personnes dans leur universalité. Il fait le tour des questions, ne laissant aucun point dans l’ombre. L’un d’eux — Gabriel Marcel pour ne pas le nommer — qui pourtant a fait car­rière d’écrivain mais qui était de tendance « moraliste universi­taire » reprocha à Camus de n’avoir pas fait une « Phénoménologie de la révolte » avant d’avoir écrit L’Étranger et ses autres livres. C’est-à-dire de n’avoir pas analysé toutes les circonstances et toutes les conditions dans lesquel­les les hommes se révoltent. Camus s’était contenté de dire ce qu’il avait senti, ce qu’il avait vu.
L’artiste a un horizon très limité, il n’est grand que par le côté partiel et partial de son expérience. L’universitaire vou­drait embrasser tous les aspects, il passe son temps à comparer et à déduire. Ils ne peuvent se comprendre, tout au plus peuvent-ils se tolérer. Et puis comment se peut-il que l’homme ne puisse à la fois exercer un art et l’enseigner? Qu’il soit professeur de chant à partir du moment où il ne peut plus paraître sur la scène comme chanteur? Professeur de dessin lorsqu’il ne peut être reconnu comme peintre? Professeur de littérature lorsqu’il a échoué comme écrivain, ou lorsqu’il n’a pas d’aptitude à l’être? Le professeur de philosophie s’inquiète telle­ment de la pensée des autres qu’il en oublie de penser...
J’irai cracher sur vos tombes — que ce titre est beau! Après avoir passé des années à me promener dans les cimetières et à humer avec complaisance l’odeur de la décomposition, je me suis mis à haïr les nécrophages, ceux qui n’ont pas la force de vivre en étant eux-mêmes, en pensant ce qu’ils pensent et non pas ce que pen­sent d’autres, des milliards d’autres avant eux. L’universitaire ne procède que par citations. Il n’ose rien avancer de lui-même. Aussi peut-il devenir stérile. Mais il demeure modeste, même au cas où il a de l’amour-propre. Ou s’il est orgueilleux, c’est parce qu’il croit interpréter mieux que d’autres la création d’autres.
Trois obstacles sont à franchir dans la carrière de candidat à la Sorbonne. Le premier, c’est la provocation au découragement. Vous n’êtes pas désigné pour cette place, vous dit-on, même s’il s’agit d’une place qui correspond à votre « spécialité ». D’ailleurs les jeux sont faits: la place est depuis longtemps promise à X. Il a obtenu l’engagement de A, B, C, D etc. jusqu’à Z. Pourquoi courir à un échec assuré? Dans votre intérêt, je vous le dis: je ne me présenterais pas, si j’étais vous.
Vous êtes trop âgé. Nous avons besoin d’hom­mes actifs. La tâche est écrasante. Comment n’y pas succomber si l’on n’a pas de ressources physiques? Et puis si quelqu’un entreprend sous votre direction un tra­vail qui dure des années, il faut que vous ne puis­siez pas être atteint par la retraite trop tôt.
Vous êtes trop jeune. Vous manquez d’expé­rience. Et puis vous avez le temps de vous représenter. D’autres attendent depuis longtemps leur tour.
Si vous persistez dans votre résolution, et vous y avez du mérite, vous vous heurtez au second obstacle: la campagne de calomnies (ou simple­ment de médisances) qui vous assaille et a pour but à la fois de vous écœurer et de détourner de vous vos partisans éventuels. Suivent alors quelques gracieusetés: votre vie privée offre un triste exemple, pour un éducateur. Vous n’avez pas de conscience professionnelle. Vous passez votre temps à l’étranger à faire des conférences et quand vous êtes en France profi­tez de toutes les occasions pour ne pas faire de cours. Vous êtes soutenu par un tel ou une telle. Ce n’est pas étonnant; c’est votre parent ou c’est votre maîtresse, c’est votre amant ou c’est l’amant de votre femme. Vous essayez de corrompre vos pairs en tirant parti des avantages que vous avez pu acqué­rir hors de l’Université: des relations mondaines ou financières ou littéraires dont vous dites que vous ferez profiter vos partisans. Vous êtes de droite. Vous êtes de gauche, etc.
Le troisième obstacle est le plus dangereux en dépit des apparences séductrices: c’est celui de l’espoir. Si l’on n’a pas pu vous décourager ni vous irriter, on peut essayer de vous faire espérer. Ne vous présentez pas cette année. L’an pro­chain une place sera vacante pour laquelle il n’y a pas de candidat sérieux. Et puis c’est la place qui vous convient. Je voterai pour vous. Cette fois-ci je ne puis pas.
Commence alors la grande comédie de la « campagne » en vue de votre nomination. Les opérations, tractations pour approcher, séduire, circonvenir les membres de la commission. Il faut faire des visites. Jusqu’à la fin de sa vie l’homme est un éternel candidat — et par suite, un éternel prisonnier. Il est obligé de tenir compte des opinions des autres, il n’est jamais lui-même. La grande affaire est de ne pas donner prise, de ne pas être ceci ou cela, et pour contenter tout le monde, d’être un peu ceci, un peu cela selon les circonstances — et en somme rien du tout. Pendant la période des candidatures une fiè­vre saisit les juges. Même ceux qui sont enfoncés dans leurs travaux personnels ou professionnels et ces travaux sont très astreignants à cette épo­que de l’année où les examens ont lieu, se passionnent pour le résultat des élections imminentes comme les turfistes pour les résultats des courses. Ils ne parient pas, car ce n’est pas dans les mœurs universitaires, mais ils discutent, entre eux, au hasard des rencontres, sur les chances de tel ou tel candidat. Durant quelques jours X est en hausse, puis c’est Y, en attendant le tour de Z. Les recommandations se font tantôt précises tantôt indirectes. Elles sont précédées de sonda­ges pour ne pas heurter de front celui qu’on veut solliciter. Il n’est pas mauvais à propos du candidat que l’on soutient de dire: « Ses chances sont de plus en plus grandes et son succès ne fait pas de doute. » Il semblerait que dans ce cas l’on n’eût pas besoin de réclamer un soutien. En réalité le soutien n’est accordé que parce qu’on croit qu’il est superflu.
Un facteur joue dans ces sortes d’épreuves: celui de l’ancienneté. Il est bon de s’être déjà présenté, d’avoir fait une première fois (et, au besoin, une seconde, une troisième) des visites. « Pourquoi ne vous êtes-vous pas présenté plus tôt? » Le cheminement de votre candidature, pour peu qu’elle ait été posée il y a un an, ou deux, ou trois, ou dix, et répétée — se fait peu à peu comme les images publicitaires dans les zones obscures de la conscience et finissent par incliner votre choix. Et puis il entre un peu de pitié dans ce choix — une pitié qui ne se rencontrerait pas dans les milieux d’affaires, mais qui n’est pas rare chez des gens qui n’aiment pas décourager ceux qui se présentent aux examens et qui à mesure qu’ils vieillissent deviennent de plus en plus indulgents. Beaucoup m’ont dit: « On vous doit une réparation. » Je ne vois pas ce qu’il y avait à réparer. La Jus­tice n’a rien à voir là-dedans. Ou bien il faudrait admettre qu’une majorité est capable de la rendre.
Certaines personnes vous soutiennent, qui, étant détestées de la plupart de leurs collègues, vous font perdre des voix qu’elles auraient voulu vous faire gagner. Souvent, si elles parlent en votre faveur, c’est pour se mettre en avant, rien de plus, ou pour se donner le mérite d’une bonne conscience.
Un candidat doit donner des raisons valables de sa candidature. On ne le soutiendrait pas s’il disait qu’il désire tel poste par intérêt personnel. Il doit dire qu’il a en vue un champ d’action plus large avec des ressources plus grandes et qu’il espère être plus utile aux autres. Cela peut être vrai aussi. Pour ma part, je ne voulais plus aller à L. jusqu’à l’âge de la retraite. Ces voyages hebdo­madaires, si raccourcie que soit la présence à la Faculté, usent physiquement et moralement. Et puis voir tous ses collègues accéder à Paris et se voir soi-même cloué sur place au fond d’une province, démoralise. J’en étais arrivé dans les assemblées de Faculté à être le doyen d’âge. Je ne demandais pas à être professeur à la Sorbonne. Ce que je demandai c’était à ne plus aller à L. J’aurais aimé à être professeur à l’Ecole des Hautes Etudes où j’aurais eu une dizaine d’audi­teurs, tout au plus. Mon ambition se bornait là. Je ne tiens ni à être écouté ni à être lu. Je vou­drais avoir les moyens de vivre et de m’exprimer sans faire de bruit, n’être pas contraint de parler à 300 personnes pour pouvoir en toucher 1 ou 2. Il y a des ambitions négatives. Un prêtre peut être poussé à devenir évêque parce qu’il n’arrive pas à devenir moine.
J’ai constaté que vos partisans étaient plus à craindre que vos ennemis. L’un a assuré que j’avais du génie, une renom­mée internationale, que j’attirais les foules… L’autre a fait d’abondantes citations de mes écrits. Avant l’ouverture de la « campagne » un ami qui jouit d’un grand prestige mais qui n’appar­tient pas à l’Université avait exprimé sur une radio le souhait que je fusse professeur à la Sorbonne. Ainsi, et de trois manières, on irrite, on ennuie, on scandalise.
L’élection qui précéda la mienne se déroula sans débat. Aussi le favori fut-il élu avec une large majorité au premier tour. Mais un de mes meilleurs amis ne l’entendit pas de la sorte. Brûlant de combattre en ma faveur il réclama et obtînt qu’on discutât de mes méri­tes. Il les exposa tout d’abord, bien qu’il eût été entendu qu’il ne parlerait point.
J’ai failli ne pas m’en relever. Il fallut deux tours de scrutin et la majorité ne fut que de quel­ques voix. Quand je relis le livre de mon concurrent, je ne vois rien de plus exact, de mieux informé, de plus pondéré, et je partage l’avis du professeur qui disait de lui: c’est l’homme compétent. Oui, je partage son avis tout en ayant un sen­timent contraire que j’ai du mal à définir. Il m’est arrivé d’avoir des élèves très brillants et qui composaient leurs dissertations selon tou­tes les règles, ne disaient que des choses justes et de la façon dont il convenait de les dire. Je leur donnais la première place dans les compositions tout en les considérant comme des imbéciles, ce qui s’est vérifié par la suite. Leur carrière a été facile dans la profession qu’ils avaient choisie (l’administration et la diplomatie). J’ai revu l’un d’eux, diplomate: c’était le néant. Rien ne leur manque à ces sortes de spécialis­tes et de gens compétents. Ils peuvent parler de tout ce qui concerne leur champ d’études ou qui intéresse leur milieu. Chacun d’eux est vraiment l’homme qu’il faut à la place qu’il faut. L’on comprend qu’ils soient considérés comme les professeurs par excellence — ils savent tout, et tout est mis par eux sur le même plan. Ce qu’ils écrivent est vraisemblable et entraîne l’adhésion. Ils ne heurtent pas les idées reçues et ne repoussent pas les idées nouvelles. On est simplement surpris de voir que les créa­tions les plus exceptionnelles interprétées par eux se réduisent à des choses très triviales, parfois enta­chées d’erreurs qu’ils sont capables de rectifier impeccablement et que personne n’avait aperçues avant eux. Avec cela un caractère égal, une humeur uniforme. Toujours prêts à rendre service, à donner des références.

Pour en revenir aux reproches que l’on adres­sait à mes partisans: « Vous soutenez un paresseux, à tout le moins un rêveur et un inactif. Qui fera le travail? Qui se chargera de la direction des thèses et des diplô­mes? Voyez le fardeau que vous allez faire peser sur nos épaules. » Mes amis me rapportaient cela en témoignant de l’indignation et en me disant comment ils avaient réfuté des propos aussi abominables. Disons aussi qu’ils n’étaient quand même pas fâchés que ces propos eussent été tenus…

(A suivre)

Illustration: Gabriel Von Max (1840–1915).

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Patrick Corneau