En 1971, Dominique De Roux écrivit un essai sur son ami Gombrowicz. En octobre, il reçut une lettre de Romain Gary. C’est un document admirable. Heureux écrivain, celui qui a reçu l’offrande d’une lecture aussi intelligente, coupante, sans concession aucune, avec l’exacte justesse, la terrible justice de celui qui croit suffisamment en votre talent pour vous dire ce à quoi vous vous devez:
« J’ai lu votre Gombrowicz. Il y a des morceaux « d’écrire » très forts. Alors, voilà… Il y a en vous un authentique, sans doute un remarquable écrivain, mais qui donne parfois l’impression – vous demande pardon — d’avoir échappé grâce à un banal accident de naissance aux tourbillons ambigus de 1945. On ne peut s’empêcher, en lisant Dominique de Roux, de se demander ce qu’il eût fait en 1941. Humainement, peut-être de la Résistance, littérairement, de la haine. Ce n’est nullement que le fond soit fasciste: c’est le goût excessif et frôlant le vide, de la forme, l’aura du « dit », qui semble exiger, réclamer en trépignant, et en tapant du pied, le fond fasciste, le contenu nazi. Or, il n’y a pas, il n’y a jamais eu de fond, de contenu fasciste. Le fascisme est toujours un contenant qui souffre de son néant intérieur, de son vide, c’est pourquoi il devient si facilement une fosse commune. Les cadavres, ça fait très « contenu ». Que dans votre cas ce soit uniquement des cadavres littéraires – J.-J. S.-S., Nabokov, ou X, Y, Z – ne change pas la religion. Lorsqu’on est en 1971 et trop intelligent pour faire du Rebatet, on se couvre d’anarchie: c’est une nudité qui habille. Refusant du fascisme les idées trop nulles, on leur substitue des têtes à haïr, même si on ne les hait pas du tout: ça fait « contenu ». N’importe quelles têtes. Car, dans votre style, ce ne sont pas les têtes qui appellent les claques, ce sont les claques qui modèlent et inventent les têtes. Ajoutez à cela la plus vieille facilité littéraire du monde à laquelle vous ne cessez jamais d’avoir recours, Céline ou Gombrowicz: le néant. Le néant aussi — sans paradoxe — fait « contenu ». Mais le néant se suffit à ce point à lui-même qu’en littérature ou en philosophie il ne donne que du néant.
Comme je vous trouve un remarquable talent « d’écrire », et que vous êtes sympathique au voyeur que je suis – j’aime observer les jeunes danseurs littéraires qui recommencent à chaque génération nouvelle ces ballets parisiens, ces « après-midi d’un faune » – et que mes multiples expériences des pièges-à-homme me donnent dans ce domaine quelque autorité, je vous crie casse-cou. Laissez tomber ces règlements de comptes avec personne, par personnalités interposées. Une certaine absence de contenu qui vous enrage vous pousse à bourrer ce vide de têtes que vous piétinez avec l’impression de sentir enfin quelque chose de solide, de « bien là », sous vos sabots. Je ne connais personne en littérature qui ait dansé ces danses de scalp autrement que sur lui-même, en croyant toujours danser sur quelque autre victime expiatoire de sa conscience de vide intérieur, de cette angoisse de derviche tourneur. Vous avez plus de talent que vous ne vous croyez. Vous méritez mieux que d’être le Manhattanais Tom Woolf des libelles français, car dans votre Gombrowicz, vous exécutez Nabokov comme le petit Woolf vient d’exécuter Léonard Bernstein dans Radical chic. Vous devriez, autrement dit, vous attaquer férocement, courageusement, impitoyablement à vous-même. Je est un contenu qui vous appelle, qui vous donne un grand rendez-vous littéraire. Mais on ne va nulle part en dansant autour de soi-même. » in Immédiatement, Dominique De Roux, La Table Ronde, collection « La petite Vermillon », 1995.
Bien évidemment, il y aurait beaucoup à dire sur les rapports complexes entre l’écrivain et le gaulliste d’action que fut Romain Gary et le gaulliste mystique, anarchiste de droite, homme de colère un rien provocateur, éditeur de talent vilipendé par toute l’intelligentzia que fut Dominique de Roux (on se souvient de son mot sur sa réputation sulfureuse: « À force d’être traité de fasciste, j’ai envie de me présenter ainsi: moi, Dominique de Roux, déjà pendu à Nuremberg »).
Illustration: Dominique De Roux en compagnie de Witold Gombrowicz.
Eblouissante découverte que cette lettre de Romain Gary !
Un immense merci de nous la faire partager.
Bien à vous.
tout ça a éveillé m’a curiosité 🙂 je suis allée voir ici :
http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08219055/gombrowicz-repond-aux-critiques-de-michel-polac-dominique-de-roux-et-michel-vianey.fr.html
passionnant ! merci à vous.
Merci pour le lien vers ce document exceptionnel, la discussion animée par le regretté Michel Polac est effectivement passionnante, il est touchant aussi d’entendre la voix « coupante » de Dominique De Roux.
🙂