L’autre jour alors que je m’étais arrêté devant la terrasse d’un café pour photographier la belle façade d’un immeuble post-haussmannien avec frises, décor de bas-reliefs, etc. j’entendis derrière moi la voix du serveur me lancer: « Pas au top de la mode la baraque! ». Je m’éclipsais. Ce trait d’époque, navrant et constant car il porte sur tout ce que nous aimons: les « baraques », les « bouquins », les « fringues », etc. vient de trouver avec Michel Chaillou sa juste et cinglante réponse dans Eloge du démodé (Editions de la différence, 2012) dont les première lignes s’ouvrent sur deux anecdotes similaires:

« Tenez, il n’y a pas si longtemps, une femme dans un train, un après-midi. On roulait vers Nantes, ma ville natale où l’enfant que j’étais naguère devait déjà m’attendre à la gare. Une jeune blonde, vive créature vêtue de couleurs brillantes, me voyant, sans considération pour son aimable personne, plongé de la tête aux pieds dans un vague roman depuis Montparnasse, me jeta soudain désinvolte en se levant (elle descen­dait âpre à Angers): « Tout ça, c’est fini! » Et le mépris accompagnait sa main désignant mon livre. Comment aurais-je pu lui répondre, elle avait déjà tourné les talons et s’éloignait très sûre d’elle dans les profondeurs de l’Anjou.
Un mois plus tard, dans un autre train se dirigeant cette fois vers Le Croisic, une mère d’à peine trente ans répandant sa maternité entre des effusions à son bébé et à son chien, me voyant plongé dans la même attitude avec en mains la Profession de foi du vicaire savoyard, pourtant en collection de poche, signe de modernité, osa néanmoins me faire remarquer, avant de descendre triomphante à La Baule suivie de sa progéniture, qu’à tous ces auteurs du patrimoine, ces Rousseau, Voltaire, Diderot ânonnés à l’école, elle préférait, et de loin quant à elle, ouvrir des romans de plage et justement à la plage.
– Mais qu’en pense la mer?
M’entendit-elle? Qu’elle m’ait entendu, la question lui eût paru certainement saugrenue. Et pourtant ce ressassement permanent qui borde nos plages aurait mérité qu’elle s’y attarde. Car n’est-ce pas à un immense radotage de « senior » (comme l’époque appelle désormais les gens d’âge) auquel on assiste? Allait-elle alors traiter l’océan de vieux mec qui redit sans cesse la même chose?
Bref, pour toutes ces donzelles à ordinateur portable, branchées sur toutes les ondes de la planète, mais pas sur l’essentiel, faute d’écou­teurs d’âme, j’étais décidément un vieux affairé, à l’aide de vieilles mains tavelées, à de vieilles choses. Tourner page après page l’absolu d’un livre, s’efforcer d’entendre au plus près la voix sans bruit d’une œuvre ne paraissant, à leurs yeux bleus ou noirs ou verts, même marron vert, plus du tout à la mode, elles qui dans leur ardeur juvénile préfèrent, et de loin, courir après l’alphabet sur tous les écrans variés et divers de la modernité. Un livre? Foutaise que cela! N’ont-elles pas depuis leur scolarité expulsé à jamais le mot de leur vocabulaire?
J’acquiesçai. Dans les tréfonds de mon être, j’opinais dans leur sens. Qu’en effet, ayant atteint une somme considérable d’années, je n’étais plus dans le coup. Mais un coup porté par qui? eus-je pu insidieusement leur faire observer. »

« (…) Apprenez à me connaître! J’aime tout ce qui vieillit, les rides, les crevasses, la peau qui se parchemine, la roche briseuse d’océan, la plage qui s’use à sécréter son sable, la vague qui se retire plutôt que la fanfaronne qui jubile, avance, trop joueuse à mon goût. J’aime en tout le reflux plus que le flux, l’écume redevenue sage avec le sou­venir quiet de sa folie.
Où j’habite? Pas ici, pas dans cette époque qui se veut à tout prix moderne. Ce mot m’ennuie, m’insupporte, tous ces gens qui ne songent qu’à s’habiller des couleurs du présent. L’aujourd’hui ne m’intéresse que lorsqu’il se démode, devient hier, autrefois, naguère. La mouche de l’instant je la souhaite alors abeille pour lui soutirer tout son miel. Atteindre le plus tard possible le fond de l’heure.

Je vis à reculons. J’écoute alors, cette autre manière de voir. Vais-je quand je sors comptabi­liser les traces du voisinage avant d’y ajouter la mienne? Flairer l’insoupçonnable dans les infinis détours de tout pas de côté? De chacun, j’ai toujours pesé le poids d’ombre, ce qu’il tait dans ce jour qui perpétuellement se démode et qu’on roule en boule sous son oreiller au moment du coucher. La notion de modernité me paraît d’ail­leurs inepte, moi qui traîne mes guêtres depuis ma naissance (rue de l’Arche sèche à Nantes) à la recherche justement de son opposé, du passé qui s’éternise dans le présent, et qui fait de certains moments privilégiés un siècle qui a ses rois et ses reines.
Hier, c’est mon jour. C’est lui que je lis dans l’instant qui s’attarde. Qu’il bâille, s’entrebâille et j’en profite aussitôt pour sonder à nouveau du regard ce qui m’échappa la veille pour pouvoir ensuite y retourner du moins en songe, la seule voie qui me reste. Hier alors se transmue vite en naguère où se distingue le fantôme perdu d’un jadis prêt à naître. »

Illustration: Éditions de la Différence.

  1. Rodrigue says:

    Mais c’est un plaisir rare d’être raillé par des sottes ! Surtout par une « angevine de poitrine » (cf; Bobby Lapointe) Quand cela m’arrive je fais durer les choses le plus longtemps possible et je m’amuse beaucoup.

  2. lignesbleues says:

    Avec de beaux seins en poire
    Dans un bled du Maine-et-loireuh
    Oui, bien souvent, la maternité mise en scène, comme les chiens, tous rangés au meme rang des accessoires (paraître pour être, ou même, paraître tout court)

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Patrick Corneau