À Paris, les grandes expositions prestigieuses font parfois oublier ou négliger certaines autres plus petites, moins convenues et plus intéressantes. Tel est le cas aujourd’hui de l’exposition The Wyeth. Trois générations d’artistes américains ouverte jusqu’à demain dimanche 12 février, au Mona Bismarck – American Center for Art Culture, à quelques pas du musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
Dans trois salles, l’exposition présente successivement des œuvres de Newell Convers Wyeth (1882-1945), de son fils Andrew (1917-2009) et du fils de celui-ci, Jamie (né en 1946). De cette dynastie, le plus remarquable est Andrew, et c’est à juste titre qu’il est le plus célèbre.

Parler d’Andrew Wyeth est une entreprise difficile. Je me souviens encore du choc que m’avaient laissé les temperas, aquarelles et dessins présentés en décembre 1980 par la galerie Claude Bernard. Juger son œuvre laisse à la fois admiratif – sa technique est d’une habileté diabolique et perplexe, car elle frôle par ses sujets un kitsch de chromos… Qui est ce poète du banal, ce chantre de la quotidienne monotonie, cet ennemi du pittoresque, cet admirateur du brin d’herbe, du détail du tulle d’un rideau, de la banalité d’une pauvre ferme dans un pays aride et désolé? Un tableau de lui, c’est la monotonie des jours qui passent, des nuages qui fuient à travers les saisons, des visages ravagés par le travail et l’ennui de vivre. Les intérieurs sont délabrés, la campagne est dépouillée, l’atmosphère est celle d’une nature austère et, de tout cela, exsude une poésie d’un charme extraordinaire dans une œuvre d’art si exacte, si humblement « rétinienne », que l’émotion que l’on éprouve en devient irréelle. N’est-ce pas cela le vrai surréalisme? Cette poésie du détail, on la trouvait déjà chez Burne-Jones, chez Rossetti, chez les préraphaélites; Wyeth en est cependant bien différent car il n’y a chez lui aucun maniérisme, aucune joliesse. Son œuvre est très difficile à définir car cet infini détail, cette rigoureuse et infinie monotonie ont un étrange pouvoir de fascination, d’envoûtement (un peu comme le « parti pris des choses » dans la poésie de Francis Ponge). Wyeth transcende la réalité à force de la respecter. C’est l’inverse du cheminement des peintres du XXe siècle. Il est en somme un métaphysicien de la réalité du détail. Grâce à sa maîtrise de la tempera, d’un coquillage blanc sur un banc de sable, il tire l’évocation de toute l’immensité de la mer, toute l’histoire de la pluie, du soleil, de la marée qui l’a amené à échouer sur ce banc immaculé. Sur toute son œuvre règne la mélancolie poignante des grands espaces de son pays, complètement inconnue des Européens qui ne connaissent des Etats-Unis que le bruit et la fureur des grandes métropoles.
Cet outsider volontaire vivait reclus dans son Maine natal, voyageant peu, soucieux de « protéger son regard ». Étonnamment, ce « peintre de l’Amérique » à la palette volontairement restreinte comme l’école du Nord (Hammershoi), se considérait comme un artiste presque abstrait.

Delacroix disait que, en peinture, « le plus grand de tous les tours de force, c’est l’introduction de la réalité au milieu d’un songe. » C’est l’inverse que réussit Andrew Wyeth et cela est aussi un tour de force.

Illustrations: Andrew Wyeth, Trodden Weed, 1951/That Gentleman, 1960.

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Patrick Corneau