« Ce n’est pourtant pas parce qu’ils sont dangereux que je hais les chiens; c’est pour leur saleté, et, sur­tout, leur capacité à aboyer, la bêtise de cet instinct de propriétaire – mieux: de gardien du propriétaire – qui les fait aboyer dès lors qu’ils se trouvent derrière une grille, et qui a empoisonné ma vie et a fini de me rendre odieux le Français pavillonnaire, comme tout propriétaire de chien dans un appartement. Un chien en liberté dans un jardin bordant une rue passante aboiera toute une journée, avec une régularité dont les statistiques montreraient que, par le bruit qu’elle produit et le stress qu’elle suscite, plus encore que le bruit des voitures et des avions, elle est une des figures modernes de l’enfer. Cette agressivité pavlo­vienne rejoint évidemment celle de l’homme contem­porain en tant qu’il est devenu l’individu souverain dont le chien partage l’universalité restreinte, sinon dégénérescente, puisque le couple homme/animal est pris non pas dans une dialectique, mais dans une réciprocité mimétique qui touche au sacrilège, au métamorphisme païen, à la sauvagerie.

La certitude qu’un mauvais génie me donnerait pour voisin des chiens (homme et animal tout ensemble, dans la même agressivité naturelle, la même mé­chanceté), m’a – moi qui aime tant les jardins et fort peu l’immédiat voisinage, ne supportant autrui que dans le lointain d’où j’attends qu’il advienne en tant que femme, le lointain étant femme, et le proche l’amour -, cette certitude m’a toujours retenu d’ha­biter une maison, dans la paisible banlieue où je vis depuis mon retour du Liban, pays béni des dieux, puisque les chiens y sont rares. J’ai pourtant habité des maisons, en 1967, à Montreuil-sous-bois, puis à Vincennes, l’année suivante, dans une de ces allées privées qu’on appelle villas, mot qui désigne un en­semble de pavillons bordant une allée interdite aux voitures, et non une seule maison. Ces villas ont le charme des passages parisiens, mais à ciel ouvert, et débouchant rarement sur une autre rue, le fond de ces allées qui ne mènent nulle part étant générale­ment constitué d’une maisonnette de jardinier ou d’un mur. Ces villas sont une manière de cité micros­copique dans laquelle les gens sont amenés à vivre en bonne intelligence, mettant en œuvre cette forme supérieure de civilisation qu’est l’absence de bruit.

C’est dans une de ces villas que j’ai vécu, avec mes parents, pendant quelques années, heureux de pos­séder un minuscule jardin où une allée de gravier divisait le gazon en deux sections, dont chacune comportait en son centre, d’un côté un thuya, de l’autre un bouleau. J’y aurais volontiers vu une sorte de jardin japonais, que j’aurais peut-être obtenu de mes parents l’autorisation d’aménager comme tel, et où je serais descendu pour lire, le monde naturel me faisant terriblement défaut: un jardin en est une réduction, tout comme les tapis d’Orient. La villa devint un enfer le jour où y emménagea une femme qui exerçait le métier de magistrat, peuplant son pavillon et l’allée d’enfants, dont chacun avait son propre géniteur, les amants se succédant, les crises aussi, souvent publiques, l’un de ces amants n’étant autre que le mari d’une voisine, qui endura la publicité de l’adultère, son pavillon faisant face à celui de Messaline, comme l’appelait mon père, eu égard non seulement à la dépravation de ses mœurs, mais aussi à sa beauté sculpturale, et fatale. Le produit de ses amours n’y suffisant pas, Messaline y mêla un chien, selon la logique sentimentale qui veut qu’on donne à sa progéniture un compagnon animal: ce fut un cocker, race dont je gardais un mauvais souvenir, on le conçoit, et que Messaline abandonnait au jardin pour aller passer ses fins de semaine à la campagne, ou quand elle prenait des vacances, laissant l’animal aboyer, non seulement dès que quelqu’un passait dans l’allée ou descendait dans son propre jardin, mais aussi la nuit, où il finissait par pleurer de soli­tude, de tristesse, de faim. La profession de la dame intimidant les riverains autant que sa nymphomanie et son mépris d’autrui, nul n’osait lui adresser ses do­léances: rien n’a pu faire cesser les aboiements, pas même une lettre de mon père, ni une plainte envoyée à la Société protectrice des Animaux qui dépêcha sur place un émissaire, lequel ne trouva rien à redire aux conditions de vie de l’animal, et finit sans doute sa visite dans le lit messalinien.

Notre vie était bouleversée. Cette femme avait la loi pour elle, et l’impuissance des riverains. Elle ré­gnait sur l’allée en souveraine de bas-empire. J’ai pris conscience, à dix-huit ans, que le bruit, dans sa dimension répétitive et incessante, est une expé­rience de l’enfer, découvrant ainsi les boules Quiès, que je ne quitterais presque plus, regrettant que les oreilles n’aient pas des sortes de paupières, le monde contemporain offrant, par la reproduction électrique du son et de l’image sonore, la possibilité de mul­tiplier le bruit à l’infini, le silence devenant rare, et un luxe, quelque chose qui se paie, comme dans cer­tains juke-boxes où il est possible d’en acheter une plage, et n’ayant, moi, jamais imaginé que l’art que je place au-dessus de tout, la musique, pût devenir une source de souffrance, à quoi s’ajoutent le développe­ment des appareils de bricolage et, bien entendu, les aboiements. On m’a souvent demandé pourquoi je supporte le bruit de la rue et non ceux dont je pré­tends souffrir; c’est que le bruit de la rue est continu et somme toute naturel: celui du va-et-vient humain, tandis que les aboiements, les perceuses, le bina­risme du rock, la rumeur de la télévision sont le fruit de cette maladie contemporaine qu’est la peur du silence, propre à l’horizontalité. Jacques Lacarrière, qui avait traversé à pied la France, dans les années 1970, afin de retrouver la dimension humain du pay­sage, avait souffert des chiens plus que de toute autre chose, sans voir que la France était déjà un chenil un territoire redevenu à demi-sauvage, privatisé, et sur lequel s’inversaient déjà la place des chiens et des hommes, ce que les sociologues appellent le lien social se défaisant de cette façon autant que par le chômage, l’immigration et la crise financière. » Richard Millet, extrait de « Chiens de Français » in Arguments d’un désespoir contemporain, Hermann, 2011.

Certains de mes lecteurs reconnaitront dans ce plaidoyer pour le silence si généreusement bafoué par les indélicats (ici une odieuse propriétaire de chien), une cause (parmi d’autres) d’un « désespoir contemporain », une des « figures modernes de l’enfer », ou de la « décivilisation ».

Illustration: Richard Millet est le dédicataire du nouveau livre de Renaud Camus Décivilisation, Fayard, novembre 2011.

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Patrick Corneau