C’est la ville qui nous rend complice de toutes nos peurs. Cristina Campo

Il a suffi d’un regard pour que je comprenne, pour m’ouvrir les yeux sur ce qui s’était passé, non pas que mes yeux fussent clos, mais baissés. Oui, je baissais les yeux dans la rue ou plutôt j’évitais ceux des autres. Je regardais au loin, si loin qu’on ne pouvait accrocher mon regard, le gauchir un tant soit peu, le ramener sur soi. Inaccessibilité, évitement. Confort, tranquillité, repos intérieur. Noli me tangere. Était-ce le poids de la promiscuité haineuse dans la foule, dans le métro – cette poudrière de regards mutiques qu’une étincelle de présence, un peu réelle, un peu frontale suffirait à faire exploser? Nous avait-on rempli la tête d’alerte, précaution, protection, défiance, vigilance au point de l’affaisser, la courber? Pour de sécuritaires raisons, pour de salutaires intentions la vie avait été mutilée et nous l’avions accepté, digéré, oublié. L’infini du visage était sorti de nos vies. Une torpeur générale s’était installée, un filet d’ombre s’était abattu sur nos faces glacées, nos yeux secs. Un malheur blanc, ascétique et silencieux s’était infiltré en chacun de nous. Personne n’avait eu la curiosité de savoir d’où il venait, ni comment. Nous avions changé de monde. Nous avions changé le monde.

Illustration: Frank Herholdt

  1. Oscar says:

    Superbe, fulgurant et inclassable, entre la réflexion lucide et une sourde et poignante poésie.
    Mais les choses ont-elles tellement changé surtout dans les grandes villes, depuis Balzac, Dickens, Baudelaire et même avant…

    « L’infini du visage était sorti de nos vies. » A peine croyable: la phrase défie toute tentative de commentaire, même simplement d’éloge, qui ne soit d’une prolixité encombrante…

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Patrick Corneau