« C’est un livre que j’emmène avec moi. Quand par malheur – ou par urgence de départ – je ne l’ai pas, je l’achète, ou le redemande à la Maison Gallimard. C’est un livre qui, pour moi, a une histoire. (…)

Tous les jours, ou presque, je faisais vingt ou trente boutiques de libraires, papotais avec José Corti, rue de Médicis, me mettais au garde-à-vous devant les vitrines et étalages de la librairie Gallimard, boulevard Raspail (modernisée depuis). Et là, je ne sais, je ne saurai jamais pourquoi un livre me plaisait. Je n’avais pas entendu parler de l’auteur. Ce livre passait son existence près d’un autre, publié dans la même collection: Les Poissons rouges, de Cecchi. Il s’agissait des Iles. Je n’osais pas y tou­cher. Souvent, ah je me rappelle, les quelques sous nécessaires en poche, je fonçais sur mon vélo, j’ar­rivais en sueur, je rentrais dans la boutique comme un fou. Le livre était toujours là. Bon. L’ouvrir, le feuilleter, non, jamais. Il était toujours là. (A ce moment crucial de notre vie, un livre disparu ne se retrouvait pas facilement.) Je me gardais bien de l’acheter. Fouinais ailleurs, trouvais toujours quelque chose à lire avant de mourir. Est-ce à dire que j’aurais aimé lire Les Iles dans la tombe? Sous terre? Peut-être. Il fait partie – maintenant je le sais – de ces livres ambigus qui devancent leur homme, de ces livres posthumes – à rebours – qui risquent d’empoisonner l’existence de celui qui a eu la chance et le malheur de ne pas pouvoir faire autre­ment que de les écrire. Ils ressemblent à leur victime, ces livres. (…)

J’ai donc enfin acheté Les Iles. Je suis rentré chez moi vaguement inquiet. Pas du tout parce que ma mère n’aimait pas beaucoup que j’achète des bouquins – elle se demandait où je dénichais l’argent – aujourd’hui je me le demande aussi. (Peut-être dans le gousset du gilet de mon père encore couché quand je partais à l’école, mon père, pas le gilet.) Inquiet parce que j’aurais vieilli de dix ou cent ans, si la lecture m’avait laissé froid. Rien de tel. J’ai chauffé. J’ai brûlé. Il fallut savoir qui était – mais ne le savais-je pas, nous sommes incorrigibles – qui était, chair et os, ce Jean Grenier. Il m’avait donné sa tête, je voulais le reste. (…)

Pourquoi, aujourd’hui, ce besoin soudain de par­ler des Iles, de m’en parler? Je les ai aperçues, tout à l’heure, dans ce qui me sert à présent de biblio­thèque. J’ai un peu oscillé, retrouvé ma position d’antan, celle du boulevard Raspail, avec le même appel du bras. Le même désir ambigu. Pourtant, diable, à quel degré de lecture en suis-je avec ce sacré bouquin? A partir de quel moment a-t-on lu un livre? L’a-t-on écrit? En voilà un que je connais par cœur – pas question de mémoire, je serais bien incapable d’en citer correctement une ligne. Par cœur, c’est-à-dire que je sais pourquoi je l’aime, y reviens, l’emmène avec moi. Je le sais, et je vou­drais bien le faire savoir. Pas facile. (…)

Tous les livres ne donnent pas envie d’écrire ces choses à leur sujet. C’est sans doute tout simplement cela que je voulais dire. Que la lecture des Iles ouvre une porte. (Camus le savait.) Une porte au clair-obscur prononcé. Une porte de l’esprit. Qui nous en fait voir de toutes les couleurs. Jean Grenier a passé le plus grand temps de sa jeunesse en Bretagne. Très sensible, il en a attrapé tous les maux. Toutes les vertus. Ce ciel bleu qui ne l’est jamais assez, ou exagérément, il a voulu en connaître l’évidence et la mesure où il se doit. En Italie. Puis l’Égypte, l’entrée dans la matière d’un passé horriblement somptueux. Mais le ciel d’Égypte, c’est le cafard blanc, ça vaut le noir breton. (…)

Les Iles sont toujours là, à ma droite, dans le courant d’air du présent. Et tout ce qu’écrit Jean Grenier, pour moi, c’est du bon à prendre. J’y retrouve toujours ma première sensation, quelque soit le propos. Je sais qu’il n’est pas dans un certain coup. Qu’il peut paraître à côté. En fait il est très isolé.
Louis Guilloux a dit un jour à un journaliste que Jean Grenier était notre Stendhal (que de noms propres)! Je ne sais pas. Ce que je sais, et fervemment, et surtout maintenant que je peux parler pour ainsi dire, dans le désert, c’est que Jean Grenier m’a rendu la vie moins difficile, grâce à ses livres, à son amitié. Que demander de plus à un homme? » Georges Perros, « Les Iles », Papiers collés II, Gallimard, 1973.

Lire Jean Grenier ce fut pour moi le sentiment qu’enfin quelqu’un vous parle dans votre langue. Comme Georges Perros je peux dire que je connais Les Iles par cœur, c’est-à-dire avec le cœur et que ce grand petit livre m’a ouvert, aussi, certaines portes…

Illustration: Editions Gallimard.

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  1. Elisanne says:

    « Lire Jean Grenier ce fut pour moi le sentiment qu’enfin quelqu’un vous parle dans votre langue. »
    lire » Les Iles » avec le cœur et ce grand petit livre m’a ouvert, aussi, certaines portes…

    C’est tout à fait ce que je ressens…

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Patrick Corneau