hmorganlettrine2.1264877349.jpgcomme_le_vent_2.1264877329.jpgMorand s’il était un peu mondain n’aimait pas les mondanités, particulièrement les dîners en ville: « Tous les défauts éclatent dans les dîners en ville: la vanité et la fourberie des femmes, la bêtise ou le conventionnel des hommes, le faux des rapports sociaux, la comédie mondaine. Tout cela rend le dîner en ville un supplice effroyable. Le déjeuner, au contraire, est rapide, amusant, léger, on n’a le temps de détester personne, c’est charmant. » (Journal inutile)
Il était connu pour disparaître, s’esquiver dès que la conversation devenait ennuyeuse ou tournait mal; par tempérament il avait horreur d’affronter les autres comme l’a rapporté récemment Gabriel Jardin*. Sollers** explique cette propension au silence par la pudeur et par le contexte sociologique exécrable dans lequel il s’est trouvé du fait de l’Histoire (ayant opté pour le très mauvais côté de celle-ci): « (…) ce qui embête Morand, c’est de parler pour ne rien dire. Au fond, dans les « déjeuners », il n’a rien à dire, et ça l’ennuie. Et puis, il faut avouer que souvent le fait de parler l’oblige à baisser son niveau. Et il faut bien dire aussi que souvent, on tombe sur des crétins. Voilà, c’est la position aristocratique… Mais il faut dire encore que l’exil, la méfiance, le fait de se sentir épié, le fait que le moindre mot pourrait être immédiatement employé pour ceci ou cela…, et puis l’histoire avec l’Académie, qui tarde, et la revanche, et Vichy, tout ça, patati patata, bon ça dure quand même assez longtemps pour que ça transforme un caractère. Les grands traumatismes d’exil ou d’enfermement sont souvent irréversibles. »

Dans le remarquable dossier que la Revue Des Deux Mondes propose ce mois-ci à une relecture de Paul Morand, Patrick Modiano (qui ne le tient pas pour un « grand écrivain ») vient confirmer cette réserve morandienne: « Ce qui m’a frappé surtout, c’était son silence. Morand était quelqu’un d’incroyablement silencieux, que vous soyez en tête à tête avec lui ou à plusieurs à l’occasion d’un dîner. On aurait pu supposer qu’il était un beau parleur, s’exprimant avec brio, etc. Or pas du tout. Quand il appelait au téléphone, il disait seulement :  ‘Demain, à partir de deux heures’. Vous aviez à peine le temps de répondre qu’il avait déjà raccroché… J’appréciais beaucoup ce laconisme. Mais j’aurais bien aimé parler plus avec lui, je savais qu’il avait connu Proust, il en parlait un petit peu… Quand je sortais de chez lui, je me sentais coupable, je me disais que c’était de ma faute s’il avait aussi peu parlé. »

Un des livres les plus énigmatiques de Morand est Tais-toi, sorte de variation à plusieurs voix bâtie sur le silence et, paradoxalement, sur l’impossibilité de se taire. Frédéric Lahire personnage mutique achève une confession par des aveux poignants: « L’essentiel, où est-il? D’autres mots? On croit qu’ils servent à exprimer les idées, les sentiments; peut-être les créent-ils? Les pensées naissent des mots, les déclara­tions d’amour engendrent l’amour. Si je pouvais trouver les mots, les vrais, ceux qui, en enfer, avouent tout… ce serait à souhaiter l’enfer!… Je vous en prie, ne dites pas que vous n’avez pas de temps pour des rabâchages d’un dément… Si même vous m’avez écouté sans m’en­tendre, il ne se peut pas que vous n’ayez senti à quelle effroyable solitude m’a condamné mon silence, mon misérable silence… J’étouffe sous d’incroyables épais­seurs de silence… Mais qu’y a-t-il donc en moi qui refuse de sortir! Si vous me laissez le temps de desserrer ma cravate… Non, je ne trouve rien… Ne suis-je donc rien? Ne suis-je donc personne? Faudra-t-il que je me fasse un trou dans la tête pour que ça sorte? »

* Paul Morand : Un évadé permanent, Grasset (2006).
** dans « Le corps de Morand », Discours parfait, Gallimard (2010).

Illustration: origine non connue [une certaine ressemblance (?!) entre ce portrait et l' »avatar » du Lorgnon… ;-)]

  1. Un Modiano face à un Morand : conversations évidemment de silences !

    « Ces chats vénitiens ne se dérangent jamais, eux non plus, n’ayant rien à redouter des voitures ; ce que je reproche aux chats, c’est de ne jamais dire bonjour. »

    (« Venises », Gallimard, 1971, page 173.)

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Patrick Corneau