bengoossens2.1231774853.jpgUn des points communs que je partage (en toute modestie) avec Philippe Sollers (à part, entre autres, un amour immodéré pour l’Ile de Ré, ses ciels, ses huîtres; une certaine façon de considérer le jazz comme nécessaire, etc.) est un goût déclaré pour la citation. A vrai dire une « tare » qui n’a pas l’heur de plaire à beaucoup et n’est que le rejeton mal aimé de ce vice dit impuni qu’est la lecture… Dans le très beau livre* qu’il vient d’écrire, livre fort, gai, revigorant (l’antidote parfaite à la vulgarité et à l’abaissement général), je trouve pages 234-235 cette très belle défense de la citation que je ne peux m’empêcher de célébrer en la citant bien évidemment:
« Les arriérés d’aujourd’hui, consommateurs colonisés de la bouillie littéraire anglo-saxonne, croient qu’on fait des citations pour briller, remplir la page, s’épargner un effort, alors qu’il s’agit d’un art très ancien et très difficile. Les écrits essentiels en sont pleins, le Talmud, par exemple. Le subtil Walter Benjamin, expérimentateur de haschisch et auteur d’un « principe du montage dans l’Histoire », le définit ainsi « Les citations, dans mon travail, sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes, et dépouillent le promeneur de ses convictions. »
Il s’agit de franchir le cloisonnement machinal de la narration (de la « story »), d’abattre les séparations, de faire Un avec ce qui est Un: le surgissement lui-même. Au commencement est le Verbe du commencement. Cet art ancien se poursuit clandestinement de nos jours, et s’en plaindre prouve qu’on ne sait pas, ou ne veut pas, lire, voilà tout. L’œil n’entend plus, l’oreille ne voit plus, autant se réfugier dans l’abrutissement ciné-télé, c’est plus simple. Et voilà comment les romans familiaux, psychologiques, sociologiques, romantiques et sentimentaux, s’accroupissent aux étalages d’une ignorance de plus en plus évidente et encouragée. »

Enfin, comme dit Sollers dans Grand beau temps**: « Il ne s’agit pas de citations, mais de preuves. »

* Les voyageurs du temps, Editions Gallimard (janvier 2009)
** Grand beau temps, Le Cherche midi (janvier 2009)

Illustration: « Ciseau à citation », photomontage de Ben Gossens

  1. « Compte tenu du climat actuel, on devrait penser à relire attentivement « Malaise dans la civilisation », « L’avenir d’une illusion », sans parler de « Totem et tabou » et de « Moïse et le monothéisme ». Dans le choc des civilisations et des cultures, on pourrait discerner surtout la dévastation des incultures. Non plus malaise mais dévastation. « Dévastation dans l’inculture », voilà un titre pour aujourd’hui. »

    (Philippe Sollers, « Lacan même », Navarin éditeur, 2005.)

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Patrick Corneau