goya1.1226683622.jpg

Dans son billet du 13 novembre Pierre Assouline rendant compte du dernier livre de David Lodge évoque la remarque de celui-ci à propos de l’un des plus envoûtants tableau de Goya: « Un chien », huile sur mur de la Quinta del sordo (la maison du sourd), transposée sur toile. Une citation en entraînant une autre, je voudrais donner à lire de la même énigmatique œuvre le superbe commentaire qu’en fit Guido Ceronetti dans une Poignée d’apparence (1988):

« Parmi les peintures de la Quinta del Sordo j’ai ai aimé spécialement, de Goya – je dirais exclusivement – le portrait de Leocadia Weiss, excepté la tête du chien. Dans la peinture de Goya les chiens sont innombrables: chiens exultant de vivre dans le beau Madrid pourrissant des manolos et des majos, le pékinois de la duchesse d’Albe, content d’avoir une maîtresse capable de mettre le feu aux puissances extrêmes du génie, chiens de cour, chiens dans la tempête, chiens joyeux au milieu des fusils de chasse, chiens jubilant sous de belles mains, chiens qui regardent les taureaux mourir – il ne fait pas de doute que ceux-là sont de vrais chiens – mais celui de la Quinta n’est pas un chien, c’est une vision de la condition humaine. Aussi n’ai-je pas joué avec ce chien, dont personne ne verra jamais la queue.
Chien enseveli dans le sable, dit-on, ou luttant contre le courant: l’artiste est resté vague, il n’a pas voulu finir, probablement, ayant compris que cette tête noyée dans une masse d’une amertume indéfinie, avec, au-dessus d’elle, un espace énorme, peut-être vide, peut-être peuplé d’êtres invisibles, peut-être nu, peut-être vêtu de Dieu, un espace que l’étrange couleur ne permet pas d’appeler ciel, sinon dans un sens profondément intérieur, était une image, qu’il ne fallait pas dévier vers rien d’autre, pas corrompre avec des ajouts et de faux compléments, de l’infini.
Sable ou eau, cendres de volcan, vide onirique, en chaque expression de la voracité cosmique, de l’abîme sans nom, où l’on est saisi par les pieds et tiré en bas, où l’on s’enfonce sans fin, ou qui aspire et recouvre lentement, et tire de la gorge l’invocation désespérée, le cri puissant du psaume 130: De profundis clamavi ad te, Domine – c’est là que Goya a placé son chien. Ce n’est pas un lieu, c’est le Lieu humain, les viscères acéphales, les profondeurs où nous habitons.
La vie de ce chien, transposition géniale, sur un fond d’un cri inégalé, met en vous un besoin de mendier, de marcher en mendiant, poussé par une faim qui ne connaît pas de trêve: Dieu. Et la théologie qui se manifeste dans cette supplication canine est encore plus resserrée et pauvre que celle du psaume 130, dont les maigres épaules sont faites du cuivre et de l’or de la théodicée et du sens du péché hébraïque et babylonien: c’est uniquement celle qui, dans l’abandon et la chute,
dans le manque de tout soutien, pousse à chercher une aide concrète, qui arrive aussitôt, ex alto. Cet orant-­chien prisonnier des maim rabbim, les Grandes Eaux, prisonnier de la maya, tel l’ascète Narada quand Vishnu l’envoie chercher de l’eau, est tellement un chien nu qu’aucun paradoxe théologique, aucune lumière métaphysique trop subtile ne pourrait lui donner la paix: il n’exprime que solitude, privation et nécessité. Dans son état, je ne sais si, et à grand-peine, on peut se saisir de la merveille manzonienne: « La prévoyante infortune te plaça parmi les opprimés »: pour cela aussi il faut un sol sous ses pieds. On ne pourrait non plus parler à ce chien de causa sui, d’amor Dei intellectualis, choses qui n’éloignent pas la bouchée amère de l’engloutissement, qui nous enseignent seulement, à nous autres chiens, la nécessité d’être engloutis. Goya commentait ainsi son cinquante-huitième Capricho: « Qui vit parmi les hommes sera foutu (jeringado) irrémédiablement; s’il veut l’éviter il devra aller habiter dans les montagnes, et lorsqu’il sera là il saura aussi que vivre est seulement être foutu ». La suprême représentation de l’homme jeringado (par Dieu, par la vie, par les hommes, par l’ADN, par tout) est ce chien des « peintures noires » et seulement ce chien. Goya, le grand Moderne, est un parfait, un inexorable Ancien; il s’occupe de l’essentiel: homme en face de Dieu, homme ensorcelé, homme « tauromaque », homme jeringado. Comme Charles Quint nous fait tous chevaliers, Goya le voyant, dans son chien infini, nous fait tous jeringados.guidoceronetti.1226686852.jpg
Allez au Prado, apprenez que cet œil est le vôtre, votre œil d’hommes aux bras levés au ciel et perdus, d’hommes qui ont besoin de se souvenir d’un créateur (Ecclésiaste, 12,1) et qu’il se souvienne d’eux, et que ce sable où cette autre chose où le chien se noie est votre maison, votre ville, votre indigérable histoire nationale, le monde, la sphère de la vie, le système entier des systèmes solaires, la vie et le rêve de la vie. Comment pourrais-je oublier cet œil de chien, si petit dans la grande fureur des « peintures noires »? C’est le mien. Je me suis vu moi-même, tel que je suis dans ce néant de la vie, moi-même qui me bats, avec le fanion perdu de mon effort, contre les forces victorieuses, d’ici peu, de la mort, moi-même vivant et moi-même prêt de mourir, le nez, l’œil dépassant à peine du drap trempé de sueur, moi-même mort, perdu dans la désagrégation, éloignée par un geste souverain pour toujours, moi qui ne ris pas, moi dont le psaume fait un animal, moi qui ai peur, moi jeringado, moi dans la vérité d’une vision exemplaire – et je puis me dire heureux, comme un chien à la fête de San Isidro, parce que de m’être reconnu dans ce chien plongé dans un Manzanares aussi profond que l’océan de la vie et de la mort me permet d’affirmer que, parmi les cinq cents portraits et plus que Goya a faits, il y a aussi le mien. »

Illustration: “Un chien” (1820-1823) de Francisco Goya, Musée du Prado, Madrid / Photographie de Guido Ceronetti par Gianni Ansaldi.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau