« (…) Épreuve à l’albumine d’après une plaque négative.
Cela l’émouvait au point qu’il n’osait en parler, car il aurait dû avouer que pour lui, c’était une photo à vous faire pleurer.
« Mono no aware* », avait dit De Goede.
– « Pardon ?
– « Le pathétique des choses. » Ici c’est une notion classique, tu auras souvent l’occasion de l’entendre. Cela dit très bien ce que ça veut dire. Et le son même est évocateur. »
« Mono no aware »: le photographe à son tour avait répété ces mots et ne les avait plus oubliés. Ils convenaient parfaitement à la photo.
Dis-moi, qu’aurais-tu aimé photographier, si tu n’étais pas tenu à ces basses besognes?
– Des pierres. »
De Goede était parti d’un rire sonore et, pis encore, d’un rire inextinguible – et soudain Arnold avait compris qu’il exprimait ainsi une forme particulière d’approbation.
Mais c’était bien loin désormais… »
Extrait de MOKUSEI!, Cees Nooteboom, Folio Gallimard, 2000, p. 36.

* »Mono no aware »: « un sentiment profond des choses »; idéal esthétique et littéraire de la période Heian (794-1185). Appréciation généralement teintée de tristesse de la beauté éphémère qui se manifeste dans la nature et la vie humaine.
Moins orientée vers la mélancolie et plus philosophique, voici la définition qu’en donne René de Ceccatty: « 
l’aware est une sorte de suspension de jugement, assez analogue à l’épochè husserlienne, un retrait de la conscience, qui, à l’origine, prend la forme d’une exclamation de surprise devant l’apparition d’un sentiment nouveau ou d’un pur phénomène extérieur. Ce retrait, cette suspension permettent, précisément, la mise en place intérieure d’une autre catégorie de temporalité. Le sujet se retire de l’activité du monde qu’il observe et décrit de façon plus ou moins concise: c’est là que se produit l’avènement de la littérature proprement dite, du fait littéraire. »

Il s’agit d’une histoire simple et sobre. Un photographe européen, une Japonaise, dans un Japon évoqué côté pile – sale, bruyant, vulgaire, américanisé – comme côté face, ce Japon traditionnel entr’aperçu et que Mokusei (nom d’une plante odoriférante du Japon) lui fait découvrir, réellement. Amour impossible entre le Japon et l’occident. On peut s’aimer, mais jamais on ne se comprendra… Un texte sensible, juste, empreint de Mono no aware.

Illustrations: « La prairie au bord de la Red River » (1858), photographie de Humphrey Lloyd Hime, Musée McCord, Montreal, Canada. Couverture Folio Gallimard n°3410, photographie de Chris Marker.

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Patrick Corneau