mlancolie_st_antoine.1203543711.jpgAppelons-le Alban. Après avoir comiquement poussé un 1er avril son premier cri avec une vigueur trompeuse, Alban a flirté avec l’anorexie. Oralité mauvaise: rien ne passait, surtout pas le lait. Seule sa vieille nourrice Octavie réussit à lui faire ouvrir la bouche en le gavant de purée. Ce fut une révélation qui le poursuit encore. Il passait pour un enfant très doux, silencieux jusqu’à incommoder. Un silence qui en disait long: il avait décidé en son for intérieur que le monde était bête et laid. Se croire plus malin que les autres est le meilleur moyen d’être dupé, a écrit un vieux moraliste. Son sentiment de supériorité lui valut force déconvenues. A cinq ans, il refusa de saluer une autre poussette sous prétexte qu’ »elle ne lui avait pas été présenté. » La poussette passa son chemin. Le social s’avérerait difficultueux. Il téta, comme on dit, le lait de l’amertume; masochiste ou stupide, il en redemanda. Ses nuits étaient agitées, il cauchemardait des combats hollywoodiens contre des crabes géants et rêvait de calamités dont il était le seul survivant. Alban attendait l’aube en rongeant ses draps. Confusément il sentait qu’on allait vers le pire, mais avait compris qu’on y va moins vite quand on accepte de s’y rendre. Lâchons les draps. A la fin des années soixante, le chaos qu’il voyait partout commença à s’organiser. Le siège serait long: Alban montra patte blanche. Famille, église, école signèrent un armistice. Les parois qui défendaient le fond de sa pensée se clarifièrent, les livres furent à la fois ses yeux et sa myopie. C’était bêtement un contre-pied, il ne filtrait plus maintenant que la « Beauuuté ». Remède et poison. Piégé. La lecture vous pousse dans une existence en apesanteur. Vous êtes devenu un « handicapé de la vie ». L’esprit congestionné de mots, il se complut dans le silence, la retenue, l’élégie calme et la plus courtoise ironie. Alban avait gagné une bataille mais pas la guerre. Le monde reprit ses droits: il fallut réapprendre la vie en payant le prix fort pour déjouer les vengeances du corps. Et composer avec quelques menues disgrâces: éloignement, passivité, oscillations, esprit caustique, pudeur épidermique, ardente abstinence, etc. Et l’âme dans tout ça? Perdue de vue. Humeurs? Une loterie. Sans jamais vraiment savoir pourquoi tout roulait, tout clochait, il allait au gré de ces imprévisibles riens qui font un jour, un mois, un an. L’assertivité n’était pas son fort. Il enviait les gens qui pouvaient se reposer sur des convictions, voire un « idéal ». L’avenir lui paraissait être une étendue de sables mouvants, une confusion de possibilités dans un désert sans nord ni ouest. Sa seule marge de manœuvre était un qui-vive permanent. Le spectacle en valait la peine. Il suffisait de faire un pas de côté pour être sur le motif. Cet accueil enthousiaste du meilleur comme du pire formait en somme un caractère, c’était bien la seule unité qu’il revendiquait. Il ne préférait pas le bonheur au malheur, les deux avaient leur intérêt – « I would prefer not to ». Ah Alban! Ah humanité!
Je ne vous dirai pas ce que faisait Alban le dimanche 6 mai 2007.

Illustration: Saint Antoine assiégé par le Démon, 1520, huile sur bois, peintre anonyme du Haut-Rhin, musée Wallraf-Richartz, Cologne.

  1. solange says:

    Je connais une personne qui ressemble beaucoup à Alban. Enfin, connaître n’est pas le mot exact. Pourtant, je le croise presque chaque jour. Souvent il m’émeut, parfois il m’agace, mais il est passionnant. Je crois que lui aussi est né le 1er avril. Je lui ai préparé une petite surprise.

  2. Solange says:

    Peu importe ce qu’il faisait le 6 mai 2007. Aujourd’hui c’est son anniversaire. Joyeux anniversaire Alban. Je prends la main de « l’enfant » et ma main lui sourit.

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Patrick Corneau