Au moment de partir, j’avais presque oublié pourquoi j’étais venu, le maître s’est approché de moi et m’a chaleureusement serré la main.
– Moi, je n’ai plus rien à vous dire. Je voulais que vous chantiez et vous avez chanté.
C’est tout. C’était réellement tout.
Vous pouvez chanter? Vous êtes sauvé.
Seulement voilà, moi, je ne peux pas. J’ai de la pudeur, moi, j’ai mon sens critique, mon sens du ridicule, mon self-control et d’autres bizarreries du même acabit, pour lesquelles j’ai de surcroît la stupidité de m’estimer. Oui, inutile de tergiverser, il y a en moi quelqu’un qui me félicite en catimini et me décerne le « mérite personnel » de première classe. J’écris ici que je suis un parfait idiot et, en même temps, une voix en moi me console subrepticement: « Tu es un martyr, tu es le héros de ton propre destin, tu es le conservateur des plus nobles valeurs de la dignité humaine. » Une duplicité (orgueil et humilité) qui déjoue toutes mes sincérités… II n’y a pas une seule de mes protestations qu’elle n’étouffe, il n’y a pas un seul des reproches contre moi qu’elle n’annule, au moyen d’une petite réserve cachée, d’une excuse consentie par avance.
Et, malgré tout, je crois, je veux croire, je suis même persuadé que mon incapacité de chanter avec eux constitue un handicap et non un titre de noblesse, que cette incapacité qui est mienne de réintégrer une foule – quelle qu’elle soit -, de me rouler dans sa jungle, de m’y oublier et de m’y perdre, que cette incapacité est une piètre abdication, une triste défaite.
Si je pouvais ne pas en être fier, si au moins je pouvais cela…
Illustration: photographie de Denis McGuire
Pourquoi les solitaires les mélancoliques et les anachorètes n’auraient-ils pas eux aussi une fonction sociale ? Celle d’ouvrir les yeux à la grouillante société des hommes.
S’il suffisait de chanter pour être sauvé, cela se saurait… Et d’ailleurs, sauvé de quoi ? D’être qui on est ?
QUI ON EST
La nature du poète est asociale
En conformité avec le sourire
Du temps et de la mer
Oublieux des formes de la peur
Comme la pudeur ou la colère
Le chant ne représente
Qu’une barrière levée
Sur des profondeurs insoupçonnées
Là où les apparences sont vues comme apparences
Et non comme constituant principal
Vous ne nous le chantez pas, vous nous l’écrivez.
Et j’évalue les regards sur votre écriture plus nombreux que les oreilles qui vous ont entendu chanter.
Ce n’est pas comparable ? Je ne sais pas, Lorgnon mélancolique, si ce n’est pas comparable…
Le mot qui me vient est « vanité » – mot tout aussi ambigu que « orgueil et humilité ». Une crispation de ne pas être à la hauteur de l’image que l’on se fait de soi.
L’humilité est tout aussi bien admettre ses limites que de reconnaître ce que l’on fait de bien.
Tous ces trucs et ces machins qui, au cours d’une vie, nous font rougir ou pâlir, sourire ou pleurer et que l’on glisse ou pas dans un sac pouvant contenir tout ce qu’on y met, pareil à celui de Persée.
Vous chantiez ? Voilà chose faite, tant pis pour nous !
Eh bien écrivez maintenant, encore et encore, j’adore…
Belle écriture et belle expérience. Votre texte, sa conclusion surtout, me fait penser à Henry Bauchau dans « Le boulevard périphérique » (page 21).
« Je suis une sorte d’intellectuel nerveux (…) pris constamment entre des contradictions insolubles, dont je me dis parfois, quand je l’ose, qu’elles font ma richesse ». J’aime infiniment cet écrivain.
Ce soir, j’avais en tête les mêmes pensées. Avant de les transcrire dans un billet, je suis passé vous lire: vous avez tout dit, mieux que je ne saurais le faire, de cette « orgueilleuse humilité » que je ressens si souvent. Je me tais donc et vous écoute, en toute humilité.
Ni handicap, ni lettre de noblesse, seulement une manifestation de la liberté de faire ou de ne pas faire à ce moment précis ce que tu n’avais pas envisagé, finalement, si le maître ne s’était pas cristallisé sur l’intention de faire chanter tout le monde, peut-être serais-tu entré tout naturellement dans le chant.
Mystère du regard et des mots.