En parcourant en librairie les rayons qui lui sont dédiés, m’apparaît un peu suspecte cette passion collective et si masculine vouée aux écrivains voyageurs (travel-writers*), à la littérature de feu de camp, aux Indiens, aux pirates, aux aventuriers de grands chemins. Tous ces anciens petits garçons, fidèles à leurs rêves et à leurs lectures d’enfants, se retrouvent régulièrement en saharienne et pataugas dans des festivals, de Saint-Malo à Bamako; ils évoquent un rite d’initiation Bambara, commentent des bandes peintes sur une pirogue ou admirent des mosaïques afghanes comme ils échangeaient jadis des vignettes de footballeurs dans la cour de récréation.
Conformément au poncif qui fait que notre époque vénère l’ubiquité spatiale – voyages, zapping, web
– à savoir la dimension horizontale de nos vies, tous ces grands garçons admirateurs de Stevenson excluent, sans s’en apercevoir, la faculté de raisonner sur les générations, qui en est l’axe vertical. Ils congédient les ennuyeux sédentaires, les besogneux casaniers à l’abri de leur retraite où, ne méprisant aucun de ces deux axes, ils mettent à distance les folies de leur temps, soucieux de nommer nos brumes intérieures, de réveiller nos âmes endormies dans une forme unique où la vie écrite, racinée, déployée ne fasse presque aucun bruit comme le souhaitait un certain Marcel Proust. En perpétuant et renouvelant la vie des Formes, en choisissant de vivre librement au service de ce que l’on aime et qui mérite d’être aimé, les (grands) écrivains trahissent cruellement leur époque qui le leur rend bien et spontanément travaille à les dégrader ou les ignorer. En cela, à bien des égards, eux aussi, vivent “dangereusement”.

*Le mot anglais travel, aimait à rappeler Bruce Chatwyn – l’initiateur de l’école anglo-saxonne du travelogue (récit de voyage), est étymologiquement le même que le mot français “travail”, lequel en latin signifie “supplice”.

 

Illustration: « Arm Chair Traveller », photographie par Daniel Mejias

  1. Du « grand » Lorgnon (quand je comprends tout dès la première lecture, je m’exclame: ah, du « grand » Lorgnon!) et sa plume gratouillante qui doit en chatouiller plus d’un dans le sérail…
    Cette note m’a bien faire rire… merci.

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Patrick Corneau