Avez-vous remarqué le soir des élections devant les QG des partis politiques les dizaines d’appareils photo numériques et de téléphones photo qui se sont levés d’un seul mouvement vers l’écran géant à l’instant où apparaissaient les résultats? C’était un dialogue d’écrans: les viseurs des portables cadrant la lucarne géante qui elle-même n’était que le reflet d’autres écrans, etc. comme ces miroirs qui se renvoient à l’infini…
Il n’y a plus de « déclics* » pour saisir un point de vue singulier, inattendu sur le monde. Ce geste est devenu un banal réflexe par lequel on enregistre sans regarder, presque inconsciemment, un flux événementiel, brut, à l’aide d’un « attrape choses ». Autrefois l’appareil photographique était une arme de jet (« to shoot ») pour explorer, connaître, célébrer**; il est devenu un bouclier brandi ou porté sur la poitrine pour nous protéger du réel. Le réel est devenu trop complexe, ou trop dangereux pour qu’on puisse l’observer à l’œil nu; il nous faut interposer des artefacts et leurs images pauvres, sans apprêt, atones pour être rassurés sur son innocuité.

Illustration: photographie de Nancy Van House

*un son enregistré entretient l’illusion du claquement de l’ancien déclencheur mécanique…
**Giorgio Agamben: « L’image photographique est toujours plus qu’une image: elle est le lieu d’un écart, d’une estafilade sublime entre le sensible et l’intelligible, entre la copie et la réalité, entre le souvenir et l’espérance… » (« Le jour du jugement », Profanations, Rivages Poche).

  1. totem says:

    Vice et vertu du numérique, on canarde comme des fous et il ya 90% de déchet quant à l’intérêt et la qualité des photos, ou alors la puissance des megapixels, des fonctions macro et des couleurs exacerbées permettent à tout un chacun de réaliser des petits chefs d’oeuvre si tant est que la composition soit là. Toutefois les bonnes vieilles diapositives ont encore une finesse et une chaleur de couleurs qui m’épatent encore.

  2. gballand says:

    Ce qui est le plus triste c’est bien ça, cet écran qui nous donne l’impression qu’on regarde le monde mais qui, en fait, nous retient de le regarder et qui ensuite nous le transmet à travers un cadre qui le circonscrit et l’emprisonne.

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Patrick Corneau