Patrick Corneau

Patrick aime assezIl y a en philosophie comme dans la gastronomie des personnalités à la mode, des étoiles montantes qui brillent d’un éclat tel que le ciel des idées semble moins confus, moins chaotique. Byung-Chul Han est de cette sorte. Son dernier livre en français vient de paraître aux PUF: La société de transparence, un court essai d’à peine plus de cent pages. C’est le septième ouvrage de Byung-Chul Han traduit et publié en français depuis 2014. À l’exception de Le Parfum du temps. Essai philosophique sur l’art de s’attarder sur les choses (Circé, 2016) qui a 182 pages, les autres ne sont pas plus épais: La Société de la fatigue (Circé, 2014); Le Désir, ou l’enfer de l’identique (Autrement, 2015); Dans la nuée. Réflexions sur le numérique, Actes Sud, 2015; Psychopolitique: le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir (Circé, 2016); Sauvons le beau: l’esthétique à l’ère numérique (Actes Sud, 2016).
Né à Séoul, Byung-Chul Han a travaillé dans la métallurgie avant d’émigrer en Allemagne en 1980. À Fribourg, il étudie la philosophie et la théologie puis soutient une thèse sur Heidegger en 1994. Il enseigne à l’université de Bâle, à Karlsruhe puis à l’école des Beaux-Arts de Berlin. En somme, un auteur contemporain à l’écriture imprégnée d’une culture riche, entre philosophie et littérature se situant dans la mouvance critique d’un Zygmunt Batman, ou davantage d’un Peter Sloterdjik (avec une écriture moins touffue, moins ardue!). Han déploie une pensée subtile au fil de son œuvre, avec pour aiguillon la recherche du philtre de sérénité qui pourra désaltérer l’homme moderne et dissiper sa mélancolie. Entre Rousseau, Heidegger et Baudrillard (souvent cité), ce dernier essai confirme la justesse d’un des philosophes les plus pertinents pour comprendre notre époque.
La notoriété de Byung-Chul Han repose sur la dénonciation qu’il fait des dérives et dépendances liées aux technologies nouvelles. La fatigue par exemple: non que notre société soit « fatigante », mais nous ne ressentons pas assez les pressions qu’elle nous impose (jusqu’au burnout) et ne savons pas nous arrêter pour reprendre souffle et prendre conscience de notre mal-être d’humain dégradé au rang d’animal laborans. La Société de transparence est ici dénoncée comme celle où les réseaux sociaux créent une illusion de liberté, mais établissent une surveillance totale. Là où l’on jette en pâture aux autres (et au système) la moindre trace de son intimité dans l’obsession permanente d’effacer tout élément de non-savoir, d’opacité, autrement dit de négativité, il n’y a pas de place pour la confiance dit Byung-Chul Han: « Au lieu de dire: La transparence crée la confiance, on devrait dire: La transparence abolit la méfiance. Cette exigence de transparence se fait précisément entendre quand il n’y a plus de confiance. Dans une société reposant sur la confiance, on ne constate aucune exigence poussée de transparence. La société de transparence est une société de la méfiance et du soupçon, qui mise sur le contrôle parce que la confiance s’étiole. »
« L’obsession de la transparence, écrit encore Byung-Chul Han, stabilise avec une grande efficacité le système existant« . Ainsi le recours au concept de transparence par les altermondialistes pour s’opposer au capitalisme contemporain s’avère à cet égard assez ambigu, pour ne pas dire dérisoire. Car la dimension « conservatrice » de la transparence porte en elle l’idée du risque totalitaire. L’auteur rappelle ce qu’écrivait Rousseau, proto-promoteur du pathos du dévoilement et de la transparence, au XVIIIe siècle: « Un seul précepte de morale peut tenir lieu de tous les autres, c’est celui-ci: ne fais ni ne dis jamais rien que tu ne veuilles que tout le monde voit et entende » . Cet impératif moral évoque les déclarations de certains dirigeants de la Silicon Valley sur la fin de la vie privée. En 2009, Eric Schmidt, alors PDG de Google, affirmait ainsi: « Si vous faites des choses que vous ne voulez pas que les autres sachent, peut-être devriez-vous simplement ne pas les faire » . Davantage encore qu’une injonction venant d’en-haut, chacun est invité à participer à l’exposition et au dénudement généraux par les réseaux sociaux dans une démarche de servitude volontaire: « Le sujet performant se soumet à une contrainte libre qu’il génère lui-même » . D’où le constat sans appel que Byung-Chul Han avait déjà fait dans Psychopolitique: « Nous vivons une phase historique singulière, où la liberté même est créatrice de contraintes. La liberté du pouvoir-faire engendre même davantage de contraintes que le devoir-faire disciplinaire avec ses commandements et ses contraintes. » De quoi faire réfléchir les enfants, petits-enfants des acteurs de Mai 68 en mal de libertés tous azimuts…
Ceci dit le réquisitoire de Byung-Chul Han contre la société de la transparence n’envisage pas suffisamment les conséquences induites par les discours pro-transparence. Ces derniers amènent bien évidemment un effet de « retour du pendule » avec des demandes contraires parfois excessives. A travers l’expansion en France de l’islamisme radical, les négativités que sont le sacré et ses rituels sont réinjectées avec une certaine violence dans une société laïque qui ne sait qu’en faire… Byung-Chul Han ne souligne pas non plus combien l’appel à la transparence de la part des élites de l’hyper-classe est le paravent hypocrite nécessaire pour maintenir cachées certaines pratiques dans les anciens ou nouveaux lieux de pouvoir (dont ceux de l’évasion fiscale, phénomène bien analysé par Bruno Latour).
Le livre de Byung-Chul Han a le grand mérite, au-delà même de son strict objet d’étude, de rappeler qu’il n’est pire esclavage que celui de l’homme pensant être libre alors qu’il est totalement aliéné. Cette fatale illusion collective est le grand drame de notre époque. Ce qu’à sa manière énonçait déjà Antoine de Saint-Exupéry dans sa lettre au général X: « On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissés libres de marcher » .

La société de transparence de Byung-Chul Han, PUF, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations:  (en médaillon) photographie de Byung-Chul Han (origine inconnue) / PUF.

  1. pascaleBM says:

    Ce que dit Rousseau ne relève pas de l’injonction à la transparence (au sens dénoncé dans le livre). C’est une invitation à être soi-même le premier témoin de ses pensées, de sa conscience ; s’examiner soi-même. Et même se dire. On est loin de l’invitation malsaine à ex-poser ses actes, ses comportements, à se livrer en spectacle sans retenue… Je ne crois pas qu’il y ait la moindre passerelle entre l’intériorité rousseauiste paradoxalement exprimée dans des œuvres de l’esprit, et l’exhibitionnisme affligeant de nos contemporains, à juste titre dénoncé. Celui-ci est d’une obscénité sans fin, d’autant plus obscène qu’il se présente vertueux. Là-dessus, il n’y a pas la moindre réserve. Je crois même qu’on peut, chaque jour, en remettre une couche.

  2. pascaleBM says:

    Je poursuis, car en envoyant, d’autres mots me sont venus. L’entreprise rousseauiste est égotiste, -pour faire vite- on peut en être agacé, surtout si on extrait les phrases les plus… agaçantes. Elle est tournée vers soi. Mais elle fait œuvre, et ne considère pas, au contraire, qu’elle puisse valoir pour les autres. Jean-Jacques n’est que lui. Et/mais il l’écrit. (à bien des égards, Montaigne, nonobstant ses intentions ‘universelles’ qui sont plutôt celles des commentateurs, pourrait aussi passer pour un protopromoteur du dévoilement. On sait tout de lui, plus encore que de JJ… qu’il aime les huîtres qu’il mange en petite quantité, qu’il ne se souvient plus du nombre de ses enfants morts en bas âge, ses douleurs, ses lectures, comment il voyage, qu’il a la nausée s’il n’est à cheval etc…. pourtant rien de cela ne se peut rapporter à nos comportements mimétiques, grégaires, et les auto-objurgations de s’auto-idoler et le dire -non le montrer, et sans talent- au monde entier.)
    Bon, je vais reprendre un café. Obligée d’avoir l’air un peu radicale, c’est pour ne pas faire (encore) plus long. L’essentiel est dit sur la pseudo-transparence contemporaine, bien sûr. Et si on essayait de les (les ‘transparents’) oublier? de ne pas les voir? de ne pas les regarder? n’y a-t-il rien de pire pour celui qui veut être vu?

    1. Sans vouloir être aussi sévère que Byung-Chul Han dans sa condamnation de Rousseau, il faut tout de même admettre que le sieur J.-J. a ouvert une boîte de Pandore aux effets pervers. Le romantisme s’est engouffré dans le goût de l’épanchement, célébrant une communauté des cœurs fondée sur un idéal de communion et de partage fusionnel. La société démocratique toujours plus individualiste et narcissique se saisit d’un idéal (qui somme toute remonte à Augustin) pour le métamorphoser en une idée (ou une injonction) « folle » comme disait Chesterton. Ou comment l’on passe de la charmante société de transparence des cœurs de « La Nouvelle Héloïse » à l’enfer contemporain de la visibilité totale et totalitaire… Folie car la transparence est sans fin, c’est un processus sans conclusion, sans terme – La transparence appelle toujours plus de transparence dans tous les domaines de la vie où la demande se fait de plus en plus insistante (grâce à la digitalisation), voire violente. Il ne faut donc pas s’étonner que 79 % des Français croient à au moins « une théorie complotiste » comme un récent sondage l’a établi. On nous cache tout! éclairons, éclairons davantage! « Licht! Mehr Licht! »

      1. pascaleBM says:

        oui… et non…. la ‘communauté des cœurs’ romantique n’est pas le partage universel de l’intimité, mais le partage exalté de quelques cœurs amoureux. Serge (ci-dessous) a raison de souligner le paradoxe. Jamais on ne s’est autant protégé, jamais on ne s’est autant exhibé. On affiche le poulet qui cuit dans le four, mais il faut quatre codes pour parvenir à l’appartement où l’on est invité à le manger!

  3. serge says:

    Je trouve ce concept de transparence paradoxal dans la vie actuelle.
    Mes grands-parents vivaient dans des villages où tout le monde se connaissait, s’aider, se visitait, et parfois se détestait. Aujourd’hui ce qui semble régir la vie collective c’est: se protéger, mettre à distance, respecter l’intimité, discrétion, verrous et digicodes.
    Et les sites de rencontres artificielles comme Meetic prospèrent.

    1. Paradoxe inhérent au processus sans fin de transparence: plus la société est ouverte (invasive) plus l’individu (par réaction, défense au démantèlement des seuils et limites) se referme sur son identité, ses frontières, son sol, ses « verrous et digicodes »… Byung-Chul Han dirait qu’il réinjecte de la négativité.
      Ce que nous avons à penser est l’accélération des processus, leur « emportement » qui les met hors de contrôle et la production d’effets paradoxaux qui, plutôt que ralentir, nourrissent le processus (Watzlawick et Baudrillard ont bien analysé ces synergies paradoxales).

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Patrick Corneau