rem_01ferli16Lorsque j’ai découvert le Jésus de François Taillandier c’était à la FNAC cet été: une colonne d’au moins un mètre de haut, soit une soixantaine de Jésus empilés les uns sur les autres. Diable! me dis-je, encore une biographie de Jésus? Je connaissais et appréciais les ouvrages de Jean-Christian Petitfils qui ont tout dit (ou presque) sur le personnage historique de Jésus de Nazareth, qu’allait faire un romancier comme Taillandier dans cette galère? Il s’en explique dans l’avant-propos:
« J’ai reçu une éducation catholique; comme beaucoup de gens de ma génération, je m’en suis éloigné, par indifférence surtout. Puis j’y suis revenu, dans une foi qui ne cesse d’être une interrogation. Mais, pas plus que les discussions d’historiens, ce n’est l’objet de ce livre. Ce que je voudrais d’abord, c’est cerner la façon dont Jésus me parvient, et ce que je comprends de lui. Pour cela, il me paraît essentiel d’aborder le sujet de la transmission. Qui me raconte quoi? Avec quels mots? Que puis-je vérifier? Que dois-je croire? »
Pour ce faire, François Taillandier est retourné à la source, c’est-à-dire aux textes des Évangiles:
« La lecture des Évangiles me paraît moins simple, parfois plus déroutante, que l’idée qui m’en a été donnée par une éducation chrétienne, et plus précisément catholique. Il me semble que Jésus échappe toujours plus ou moins à toutes les représentations préalables que l’on peut s’en faire. Ses bontés, ses colères, ses distances sont imprévisibles. Son enseignement est escarpé. Une imagerie courante présente un Jésus rassurant, débonnaire, voire douceâtre, porteur de bonnes paroles sur l’amour du prochain, le pardon des offenses, etc. Elle n’est pas fausse, mais réductrice. Il suffit de lire l’Évangile de Jean pour découvrir une doctrine souvent difficile à comprendre, ou plus encore à admettre, et dont la visée ne se situe pas ici-bas. Jésus prêcheur de charité et de justice, cela convient a priori à beaucoup de monde; mais l’homme qui institue l’eucharistie en sa personne, et se donne comme l’unique chemin vers Dieu, celui-la est un peu plus difficile à comprendre, aujourd’hui comme hier. »
La grande question qui taraude l’auteur, et quelque part nous tous – croyants ou incroyants, est la fulgurance et la pérennité d’un message qui présentait, au départ, toutes les fragilités possibles. Il y a là un mystère qui perdure et rejoint la grande énigme judéo-chrétienne soulignée par Vittorio Messori: « le peuple hébreu, un petit peuple sans gloire, souvent pressuré ou dominé par d’autres, n’a jamais cessé d’affirmer que de son sein sortirait un représentant de Dieu, dont le rayonnement changerait le monde. Qu’on le prenne comme on voudra, c’est ce qui est arrivé. » Comment expliquer cette immense fracture, cet avant-après dans l’histoire du monde, ce « gigantesque imprévu de l’histoire humaine, et du mystère devant lequel il nous laisse — tant de précarité initiale se révélant porteuse de tant de permanence? »
Réponse: « Il faut lire. Commencer par lire. »taillandier
C’est bien le Jésus des textes dont nous parle François Taillandier. Certes on ne trouvera pas de révélations fracassantes mais des hypothèses, des interprétations souvent judicieuses, reposant sur une lecture serrée et « redressée » des textes, en interrogeant le sens initial des mots grecs remis dans leur contexte et leur usage d’époque, en croisant les « leçons » des différents Évangiles – et puis en faisant fonds sur le simple bon sens non dénué d’esprit critique. Le regard du lecteur « de bonne volonté » et celui du catholique « libre » (sujet au doute) convergent pour soustraire à l’habitude chrétienne (qui banalise tout) les points les plus cruciaux, les plus incroyables, les plus polémiques: l’Annonciation, la virginité de Marie, les innombrables guérisons et miracles, la Résurrection… Avec la tranquille assurance d’un regard sans prévention, une probité intellectuelle irréprochable, François Taillandier décape, dépoussière une figure qui a bouleversé l’histoire humaine et dont les paroles ne passeront pas.
« Au fond, il me semble que lorsqu’on a, comme moi, été élevé dans la religion chrétienne, on connaît quasiment trop la parole de Jésus. Je veux dire par là qu’à force de l’avoir lue et entendue, on la banalise. Un chrétien connaît cela, il l’a pour ainsi dire dans son bagage. Il convient de faire effort, de revenir en arrière, pour en voir la fracassante nouveauté. Qui avant lui, qui d’autre que lui nous a parlé de cette façon? La sagesse tranquille et malicieuse d’un Socrate, prodigieuse d’intelligence, la noble résignation stoïcienne peuvent s’en rapprocher ou présenter des traits communs; et je ne m’aventurerai pas ici dans l’univers du bouddhisme et des sagesses orientales. Je ne parle que dans le contexte où retentit le message de Jésus. Il faut le lire et relire, ce Discours sur la montagne, il faut oublier tout ce qu’on en sait: pour percevoir la révolution humaine qu’il propose à son monde et à son temps. La prédication de Jésus secoue et rudoie la religion des scribe, des sadducéens, des pharisiens, observants tatillons d’une piété peut-être sincère, mais radoteuse, mécanique, rivée à la lettre et oubliant l’esprit. Il n’est pas moins important, en son époque, qu’elle renverse toutes les valeurs sur lesquelles a prospéré l’imperium.
Ce n’est certes pas pour cela que Pilate le livrera aux bourreaux: il sait à peine ce que Jésus a dit. Mais cela importe peu: même ignorée ou entendue de peu de gens, cette parole va germer; cela prendra des siècles, cela n’est pas fini – mais elle porte en elle une nouvelle conception de l’être humain. »
François Taillandier, Jésus, Éditions Perrin, 2016.

Illustrations: Les Pèlerins d’Emmaüs de Rembrandt (1606-1669), Musée du Louvre / Éditions Perrin.

  1. Célestine says:

    Où l’on voit que la parole et les idées ont une vie autonome, complètement différente des hommes qui étaient censés la répandre, et n’ont fait que la triturer, la trahir et la modeler à leurs propres intérêts.
    Bravo pour votre article que je trouve extraordinaire de synthèse et de clarté.
    Deux qualités qui s’appliquent bien à Jésus, je trouve.
    ¸¸.•*¨*• ☆

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Patrick Corneau