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ferli14Jean Clair ne va pas se faire des amis parmi les « bien-pensants » auxquels La Revue des Deux Mondes consacre un dossier ce mois-ci. Quoi qu’on dise et pense, en cette époque d’inversion générale des valeurs et des rôles, il est salutaire, et même salubre, de lire un intellectuel qui préfère la lucidité au déni. Qui s’efforce, comme le rappelle Richard Millet (autre grand réprouvé qui participe à ce numéro) de « dire le monde, appeler un chat un chat, ce qui paraissait la moindre des choses à nos pères,  lutter contre l’incessante euphémisation que le politiquement correct (encore un autre nom du bien) opère dans une langue qu’on n’enseigne plus comme ciment national. »

« (…) Dois-je le dire? J’avais éprouvé un grand malaise devant la levée en masse, le sursaut national, le défilé de millions de Parisiens qui avaient suivi l’attentat contre un journal satirique, les affiches placardées sur les poitrines affirmant trop ouvertement une identification si hâtive: « Je suis Charlie ». Les malheureux dessinateurs, méchants, trop méchants, avaient été des victimes. Fallait-il en faire des héros? Voire simplement des modèles? Fallait-il, au nom de la liberté de tout dire, continuer de protéger le sarcasme, le blasphème et l’injure, même quand il est dirigé contre la religion de l’autre, tout comme les revues nazies, nazies justement, le Stürmer par exemple, avec ses caricatures d’hommes gras, crépus, lippus, et au nez busqué, avaient préparé les Allemands aux massacres, ou le Père Duchesne avec ses vitupérations grossières, encouragé les guillotines? Était-ce bien la même République qui permettait et même encourageait les dessins de Mahomet, le cul empalé sur une étoile de David, et qui interdisait les crèches de Noël dans les mairies ?
Ce même malaise, je l’ai éprouvé, plus fort encore, en regardant la diffusion de la cérémonie d' »hommage aux victimes » du 13 novembre.
Ce mot d’abord: « hommage »… On célèbre la mémoire des morts, on rappelle leur souvenir. On ne leur rend pas hommage. L’hommage, c’est pour les vivants… C’est à l’origine un terme de féodalité, l’hommage d’un vassal à son seigneur, qui se manifeste par un don, l’acte de soumission ou de vénération d’un être vivant à son contemporain, vivant comme lui… Par extension, c’est la dédicace d’un livre à quelqu’un que l’on respecte… Mais on ne peut pas imaginer un hominaticum entre un vivant et un mort. Les morts, on ne peut qu’en rappeler le souvenir, quand leurs actes, de leur vivant, en méritaient respect.
Et puis, ensuite, venons-en au drapeau, si honteusement oublié et si soudainement sorti des placards. Le président avait demandé à ses concitoyens, officiellement, de « pavoiser ». Mot malheureux, là encore. Un pavois, à l’origine, c’est un bouclier, celui sur lequel les seigneurs rassemblés élèvent le roi qui vient d’être sacré. C’est plus tard devenu un terme de marine: pavoiser, c’est orner de pavillons et de flammes un navire, en général à l’occasion de circonstances triomphales, de victoires… Quand il s’agit de pleurer une catastrophe, une défaite, un deuil en général, on met en berne les pavillons et les flammes. Ce que firent d’ailleurs nos amis étrangers, américains ou anglais par exemple, qui, au lendemain des attentats mirent en berne les drapeaux sur les bâtiments officiels…
Alors que les termes « hommage » et « pavoiser », utilisés à tort, trahissaient l’inculture, l’ignorance, la suffisance de nos dirigeants, le déroulement du cérémonial aux Invalides révélait l’étendue du désastre. D’abord, les Invalides… Comme pour le défilé de Charlie Hebdo, ouvert par une étonnante brochette de chefs d État, convenait-il d’ouvrir ce lieu à de malheureuses victimes, dont le seul tort était d’être venu boire des alcools à des terrasses ou écouter une musique rock passablement vulgaire, à la seule raison que ce furent des victimes?
Qu’il est donc difficile d’imaginer des rituels laïques, lorsque les dieux sont morts, les églises désaffectées et les crèches de Noël interdites… La liturgie, c’est étymologiquement « le service du peuple », l’ensemble des rites, cérémonies et prières dédiés au culte d’une divinité religieuse. Mais le peuple seul peut-il, comme durant les fêtes de la Fédération, succéder à la divinité, et être vénéré comme tel?
Ici hélas, pas de François-Joseph Gossec, pas d’Étienne Nicolas Méhul, et pas non plus de Jacques-Louis David pour les belles ordonnances. Jacques Brel et Barbara pour meubler le silence et pour succéder aux mots creux des discours – des rengaines sirupeuses qui nous auraient émus ailleurs, mais pas ici, pas en ces circonstances.
Ainsi n’avait-on sorti les drapeaux des placards que pour, les ayant secoués, faire éternuer, mais non pas pleurer?
Misère de la liturgie laïque, que rien ne vient plus nourrir, aucun symbole, aucun chant, aucune couleur, aucune forme. Misère des chants, des paroles, des gestes quand aucun mythe ne vient plus leur donner naissance. Déroute du symbolique, qui ne peut plus répondre à la dérobade du réel. Pauvreté égale d’un imaginaire qui n’est plus que l’image d’un bazar petit-bourgeois, où plus grand-chose n’est à sauver… Nous avons liquidé l’incroyable trésor de symboles que les racines judéo-chrétiennes nous avait légué en Europe mais aujourd’hui que l’Europe est menacée de mort, rien n’est venu remplacer le vide. Défaite de ces cérémonies miteuses et calamiteuses quand elles prétendent répondre à un ennemi pour qui le symbolique – le port du voile, les règles de la nourriture, la place de la femme, l’interdit des images et des sons, etc. – est au contraire devenu si fort qu’il semble avoir remplacé le réel.
Méconnaître l’usage et le sens des mots, c’est ignorer le sens et la portée des actes. C’est « ajouter au malheur du monde », comme a dit Albert Camus. Vouloir pavoiser et brandir des drapeaux tricolores pour rendre « hommage » à des morts, c’est deux fois les mépriser, les enterrer, les oublier. Et la République, une fois encore, y aura tout perdu.
On peut trembler devant le drapeau noir – non pas tricolore – des brigades islamistes, redouter leur haine de la musique, une création du diable, dit le Coran, qui leur fit choisir comme cible à Paris un concert de rock dédié au démon, on peut redouter leur violence, et surtout, ne rien comprendre à cette anthropologie furieuse qui fait du sacrifice de soi, quand on se fait « sauter », une action qui vous identifie à Dieu. Mais ces gens ont l’avantage, qui les rendra longtemps invincibles, de savoir le nom et la raison de leurs actes, alors que nous ne cessons de mélanger, ayant perdu tous nos repères, et sans même le savoir, en une horrible confusion, les valeurs du camp du mal et du camp du bien.
À l’aube du christianisme, Tertullien avait condamné les mœurs de son époque avec une radicalité semblable à celle qui s’exprimerait plus tard dans le Coran. Ainsi s’était-il violemment élevé contre la vanité des femmes, « l’ornement, les soins prodigués à la chevelure, à la peau, et à toutes les parties du corps qui attirent le regard ». Il s’était tout aussi violemment élevé contre les spectacles du cirque, leur violence, leur obscénité, leur corruption. Il était, il est vrai, un Tunisien, un Berbère, impatient de détruire une Rome en décadence. Tout comme saint Augustin était un Algérien. Ces sources-là de notre culture, les plus pures, les a-t-on oubliées? Ce sont les mêmes cibles que visent aujourd’hui les islamistes, comme enragés de voir que l’Occident, à qui ils avaient fait confiance, n’a décidément rien à leur offrir, ni métier ni morale… Bien sûr, on peut penser que dénoncer les cinq cents mil¬liards de recettes frauduleuses encaissées chaque année par le milieu corrompu du sport est une riposte démocratique plus douce que de poser des bombes à l’entrée du Stade de France. On peut penser que laisser les femmes se faire tatouer de la racine des cheveux aux ongles des pieds est plus tolérable que de les obliger à sortir voilées… On peut penser aussi que faire des morts du Bataclan et des buveurs des terrasses des « victimes de guerre », c’est non seulement reconnaître implicitement l’existence d’un « État islamique », c’est aussi faire bon marché de l’héroïsme de ceux qui sont tombés au champ d’honneur. Soumission? Mais jusqu’où ira d’abord notre démission?
Quel peintre aujourd’hui oserait peindre les trois couleurs du drapeau? En leur donnant un sens? Quel compositeur composer un requiem à la hauteur de ces massacres? Et quel président parler au peuple en donnant enfin aux mots qu’il profère un sens depuis long¬temps perdu?
Alors sans doute, si cela était, oui, nous pourrions pavoiser, et à ces peintres, ces musiciens, ces hommes d’État, très respectueusement rendre enfin notre hommage. »
Jean Clair, « Le tricolore, le mal et le bien », La Revue des Deux Mondes, Février-Mars 2016.

L’intégralité de l’article, ici.

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

  1. serge says:

    Il serait justement intéressant de donner la réplique à un « bien-pensant » pour qu’il exprime ce qui pourrait l’irriter dans ce texte.
    Je suis en train de lire le livre de Jean Clair « La part de l’ange » et je me disais qu’on ne risque pas d’en voir une recension dans la « bonne presse ». Cette observation critique de la modernité sur fond de nostalgie de la part d’un enfant de paysan et d’ouvrier ne
    rentre pas dans le cadre.

    1. La voix des « bien-pensants » est exprimée par Laurent Joffrin (« Libération ») dans ce n° de la Revue des Deux Mondes. Oui, il est probable que la « bonne presse » fera l’impasse sur ce nouvel opus (acheté hier) de l’atrabilaire Jean Clair (décidément hors-cadre, vu ses origines sociales modestes et son parcours professionnel brillant). 🙂

  2. Maxime says:

    La « Revue des deux mondes » me semble, depuis sa reprise par Mme Toranian, me semble pourtant devenue une caricature de « bien-pensance » contemporaine… Je pense que Philippe Muray aurait beaucoup ri, de savoir tout ce Bien, tout ce Bien inutile ne sachant plus quoi faire de lui-même, devenir psychotique en face d’une religion qui elle, a encore une structuration anthropologique normale (quoiqu’on pense de ses excès). Homo Islamophobus Festivus a un grand avenir devant lui… Et il me fait autant rire que son père, Festivus Festivus, et que son grand-père, le bien nommé Homo Festivus… Sa panique devant ce qui ressemble encore à de l’humain (avec de la Loi, de la règle, de l’interdit, du Tabou, de la raison, de la limite, de la culpabilité, de la souffrance, de la mort, bref du Mal), en l’occurrence les migrants « archaiques », est d’une drôlerie sans nom. A ce compte, c’est bien davantage le FN qui représenterait aujourd’hui le Bien que les socialistes, comme du temps de P. Muray. Ce parti ne se propose-t-il pas de défendre le Cordicopolis occidental (Philippot récemment : « Il faut que les jeunes comprennent que si nous arriverons au pouvoir, rien ne changera dans leur vie privée ») contre les méchants envahisseurs ? Etrange inversion des valeurs : ceux qui jadis attaquaient la modernité attaquent aujourd’hui l’Islam, au nom des « valeurs » de la modernité (qui n’en sont plus depuis longtemps)… Bref : que Mme Toranian retourne à « Elle », c’est son habitat naturel – et rendez-nous Michel Crépu !

  3. Maxime says:

    « Soumission? Mais jusqu’où ira d’abord notre démission? »

    Tout à fait d’accord avec cela. D’ailleurs Huntington ne disait rien d’autres dans « Le choc des civilisations » : c’est avant tout contre ses destructeurs internes, ceux qui inventent le « mariage » unisexe (comiquement nommé « mariage pour tous »… il faudra donc bientôt nommer les piscines comportant des horaires réservées à un seul sexe « piscines pour tous »… id est : pour tous, y compris pour ceux qui rejettent l’autre sexe) et autres régressions anthropologiques radicales, qu’il faut protéger la civilisation occidentale – et non contre un danger extérieur.

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Patrick Corneau