DSC011250ferli12 copieSans doute est-ce l’un des vrais plaisirs du voyage que d’être décontenancé, voire déstabilisé, par les us et coutumes locales. Ainsi du beau livre d’itinérances d’Eric Faye à travers le Japon où l’auteur sème à travers son récit des petits faits, des observations pénétrantes sur ce qui déconcerte tout esprit latin – vaguement rehaussé de cartésianisme – en pays nippon. Et Dieu sait si cet orient-là est aux antipodes de notre habitus, mode d’existence culturel… L’épilogue final avec le retour du voyageur en terre limousine, donne bien la dimension de metanoia que devrait avoir tout voyage digne de ce nom.
(extraits)
« J’observe les employés et les voyageurs aux comptoirs d’enregistrement des bagages de l’aérodrome, avant de m’envoler pour Naha. Les japonais ont le goût du détail. Tant que le détail n’est pas réglé, rien ne peut avancer. Et ils ergotent longuement, en souriant, prennent par exemple tout leur temps Fukupour choisir la place qu’ils souhaitent occuper à l’intérieur de l’avion, quand bien même le vol ne durera que trente-cinq minutes. Et quand le détail est enfin réglé, un air de satisfaction intense flotte sur les visages. Comme chez le balayeur qui a à cœur d’ôter la moindre feuille sur un tapis de mousse. Comme chaque geste, chargé de sens, pendant une cérémonie du thé. Ici, ce n’est pas le diable qui se cache dans les détails, mais la vie tout bonnement.

(…) Le trottoir d’une rue de Naha interdit aux fumeurs; sur la chaussée, à deux ou trois mètres, passent chaque heure des centaines de pots d’échappement, mais enfin la santé a marqué un point: on ne peut à la fois respirer de la nicotine et les gaz des automobiles.
Dans une autre rue de Naha, une benne à ordures circule en diffusant la « Lettre à Élise ». Toute la journée, les deux éboueurs juchés à l’arrière et le chauffeur ingurgitent cette Lettre qui signale leur venue aux riverains. En s’endormant, ils doivent entendre encore Beethoven, qu’ils associent certainement à l’odeur de poubelles de leur maudit boulot. Pauvre Ludwig.

(…) Dans tout l’archipel, l’opération « Érables rouges » se poursuit par ce long week-end. C’est la levée en masse. Une transhumance. A voir les rues, les couloirs de métro bondés, on se prend à penser qu’en l’espace de quelques jours, la population japonaise a quadruplé.
Le rougeoiement des ormes et des érables est à son apogée. La propension des Japonais à admirer leur nature m’attendrirait si leur aptitude à obéir à des injonctions – « ce week-end, tu admireras la couleur des arbres » – ne m’inquiétait pas. A la vue de ces foules, pensé à un sketch d’Alex Métayer dans lequel un hippie d’une communauté soixante-huitarde est poussé à faire une autocritique publique parce que la veille, il a omis d’assister au coucher du soleil.

(…) Le Japon est en campagne électorale pour les législatives du 16 décembre. Cet après-midi, en face d’une bouche de la station de métro Higashiyama, un candidat et quatre membres de son équipe avaient garé leur camionnette au bord de la rue et le candidat improvisait un discours. Les gens passaient, indifférents. C’était à une heure creuse et rares étaient ceux qui sortaient du métro, si bien que l’homme politique ne s’adressait à personne; mais il le faisait avec conscience. Plus pathétique encore était son équipe. Quatre personnes, qui avaient enfilé un gilet fluorescent afin d’être visibles de loin des automobilistes; elles adressaient des bonjours de la main, mais des bonjours à personne. Après quelques minutes d’une piètre harangue, le candidat a remercié le vide et fait une courbette, puis il est monté à bord de la camionnette. Tout ce petit monde est parti ailleurs, pour un autre temps fort de la campagne.

(…) En raison d’une mer trop houleuse, le ferry est consigné à quai et je ne l’ai appris qu’en arrivant au port. Quand l’annulation a été annoncée, dans la salle d’attente du terminal maritime, je n’ai rien compris et nul n’a pour ainsi dire réagi sur-le-champ, ce qui m’a induit en erreur; j’ai cru à un message dénué d’importance. Quelques sourires, quelques regards échangés dans la salle, tout au plus. Quelques personnes se sont levées, mais lentement, sans faire de remarque, et elles se sont dirigées vers les guichets où une file s’est formée, ce qui m’a mis la puce à l’oreille; mais tout se passait avec tant de tranquillité que je me rassurais: il n’y a rien d’anormal. Là où des Européens, a fortiori des latins, auraient bruyamment protesté et formé la mêlée autour du guichet, les Japonais se sont rangés sans empressement dans la file. /…/ Ayant fini par obtenir le numéro de téléphone de l’aéroport, je suis tombé miraculeusement sur une employée anglophone, qui m’a réservé une place à bord du dernier avion du jour. Plus tard, à l’aérodrome, une Chinoise est venue vers moi. En m’apercevant l’air défait sur un banc, elle avait deviné que nous étions dans le même embarras et m’a adressé la parole. La croyant japonaise, je l’ai complimentée pour son anglais hautement compréhensible, quand elle m’a expliqué qu’elle était de Shanghai et faisait au Japon un stage chez Sony. « Les Japonais ne parlent pas anglais ». Il était insolite d’écouter une Chinoise m’expliquer à quels problèmes de différences culturelles elle se heurtait dans ses rapports avec ses collègues japonais. À l’entendre, je me disais que nous avions peut-être plus de parentés avec les Chinois. Elle confirmait en tout cas point par point des réflexions qui m’étaient venues sur le Japon, c’était troublant.

(…) Train de l’aube pour Sapporo dans une brume de neige. À l’hôtel, tout à l’heure, le veilleur a voulu me reconduire en voiture à la gare. Il avait déjà enfilé sa parka et s’apprêtait à prendre ma valise quand je l’ai remercié. Allons, cher Monsieur, ces trois cents mètres, je peux encore les faire à pied. Nous nous sommes remerciés, lui de lui épargner une sortie sur le verglas, moi de son intention. Le veilleur avait un air humble et gêné. J’y ai reconnu ce que j’avais senti la veille, à l’hôtel de Rishiri-tō. Ce sentiment d’humilité, cette peur de gêner, d’ennuyer, propre à tant de personnes au Japon. Cette même peur de gêner, d’être de trop, que j’ai bien connue en Limousin, dans la classe sociale relativement modeste où j’ai grandi.
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29 décembre, Limousin
Les forêts d’Europe paraissent si tristes en hiver, dénudées. Combien d’arbres du Japon – camphriers, oliviers odorants, etc. – gardent leurs feuilles en hiver, sans compter les verts si divers des conifères? Mi-décembre, encore, nombre d’arbres n’avaient pas quitté le roux et les ginkgos doraient le bord des avenues. Combien de nuances de vert me manquent, ici? Combien de couleurs ont quitté mon champ visuel? Combien de sourires, combien de formules de politesse ont disparu depuis mon retour? Parfois, quand j’y réfléchis, je me dis que je viens de passer quatre mois dans un long bal masqué dont les participants jouaient au grand jeu de la gentillesse et de l’urbanité. Quelle était la part de sincérité au fond de ces sourires, de ces formules serinées à longueur de journée? Sans doute ne le saurai-je jamais qu’approximativement. Sans doute pour guetter une réponse, une part de moi est-elle restée là-bas. Celui qui est de retour sera un absent perpétuel, archéologue manqué soucieux de déchiffrer le mystère qu’il a frôlé quatre mois durant.
Celui qui est de retour ne voit pas son pays natal de la même façon qu’auparavant. Il serait exagéré de le dire étranger, bien sûr. Dans sa langue maternelle, cependant, il note des usages nouveaux. Des néologismes se sont répandus. Celui qui revient est étonné de l’emploi fréquent de certains mots, dans le débat public, dans les médias. D’un archipel où il comprenait trop peu, le voici replongé dans une langue maternelle qu’il comprend trop. Comme l’un des trois singes de la sagesse, il a la tentation de se boucher les oreilles. »
Éric Faye, Malgré Fukushima, journal japonais, éditions Corti, 2014.

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique / Éditions Corti.

  1. kudo susumu says:

    Bonnes phrases apaisantes. Je pense que le nom Faye est bien limousin. Notre manière d’encaisser le coup d’annulation d’un service de transport est très bien décrite. Un point de vue bien typiquement français. Oui, vous ressemblez aux Chinois, logiques et attentifs.

    1. Certes! Je ne connais pas la Chine, mais un peu la Corée (sud) et il me semble que les Français ont plus à voir avec l’Asie continentale. Le Japon nous est vraiment « antipodique » (peut-être l’est-il au reste du monde aussi?).

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Patrick Corneau