hmorganlettrine2Cécile Alduy (professeur de littérature française à l’université Stanford) dans un remarquable article* où elle reprend de façon cursive la démonstration faite dans son récent livre** – à savoir l’inanité et l’impasse du discours frontiste (lequel semble avoir rendu toute la classe politique aphasique) – en vient à poser la question décisive : « Comment ne plus prendre les mots pour les choses, ni succomber à la peur de nommer les choses pour ce qu’elles sont sans tomber dans l’outrance ni dans la simplification ? Comment retrouver une parole qui ne soit ni entravée, ni hyperbolique, une parole labile sans être bavarde ni irresponsable ? »
La réponse qu’elle avance se porte du côté du mouvement, du déplacement, du pas de côté, à la fois physique (migration, voyage) mais aussi linguistique (immersion dans une langue autre et sa Weltanschauung). Deux initiatives – à mon sens décisives – qui auraient le pouvoir de faire entrer un peu d’air frais dans la « maison France » : autrement dit la sortir de sa fixation sur l’idéologie frontiste de la perma­nence réactionnaire et remédier à la sclérose intellectuelle des autres camps politiques.
(Extrait)
« Le débat (en France***) s’est enfermé ici dans des oppositions statiques : mondialisation contre nationalisme, gauche contre droite, Nord contre Sud, Orient contre Occident. À l’heure des réseaux et de l’information arborescente, il faudrait pourtant penser notre monde en termes de flux, de continuum, d’ubiquité, de trajet entre des pôles multiples. Et favoriser le mouvement réel : désenclaver les périphéries, rompre l’isolement des populations reléguées dans des quartiers en fin de ligne de RER ou les bourgs ruraux, pousser à passer les frontières…url
Mais à défaut de mouvement vers le large, si on commençait par traduire – littéralement — nos problèmes ? Les transposer dans une autre langue pour introduire un peu de jeu et retrouver une marge de manœuvre en multipliant les points de vue ? Il est remarquable que les débats français sur la laïcité ou le communautarisme soient intraduisibles dans le monde anglophone. Même le mot ‘République’, qui est dans toutes les bouches, requiert plusieurs paragraphes de glose outre-Manche et outre-Atlantique. Ce qui pose problème ici, ce n’est pas tant l’insularité des questionnements français (il est de même difficile de traduire liberty ou community) mais le fait que nous pensions ces questions, de manière erronée, comme si c’étaient des universaux.
Naviguer d’une identité et d’une langue à l’autre permet de prendre conscience du fait ethnologique premier de la nature culturelle, et donc locale et datée, de nos interdits, présupposés, mœurs et mots fétiches.
Aller voir ailleurs par le corps ou par la langue oblige à s’extraire d’un cadre de pensée étroitement hexagonal et à l’examiner de l’extérieur, avec recul. Penser avec l’idiome des autres, c’est toujours penser différemment. Une récente étude parue dans Psychological Science montre qu’être bilingue est plus qu’une compétence linguistique : manier deux langues changerait littéralement notre perception du monde et notamment notre rapport à l’espace. Traverser les langues empêche d’hypostasier des mots devenus sacrés, mais vides. Cela oblige à vraiment faire le travail de l’universel en nous. Or ce n’est pas la laïcité ni la République mais bien l’humanité des petits et des grands moments de la vie, des pulsions fondamentales – aimer, protéger, souffrir, créer, exprimer, bouger, découvrir — qui se révèle comme un plus formidable dénominateur commun que des valeurs abstraites – liberté, égalité, fraternité -, beaux principes, certes, mais constamment mis à mal par le réel. »

* « Retrouver la parole« , La Revue des Deux Mondes, mai, 2015.
** Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste, Seuil, 2015.
*** NDR

  1. serge says:

    So what? From Stanford how does she considered France? It will be interesting to know. Do I have a better point of view about american life from France? Maybe.

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Patrick Corneau