J’ai dit récemment tout le bien que l’on doit penser de Josep Pla et, depuis que j’ai empoigné les 812 pages du Cahier gris, je vais de surprise en surprise et ne résiste pas au plaisir de partager avec mes lecteurs quelques perles – ainsi ce morceau de bravoure sur l’art d’écouter

« Frigola est un propriétaire qui a vécu aux États-Unis. Il est professeur de langues à l’école du village. Il ajoute:
— Être pauvre ne présente pas de grands avantages, naturellement, sauf celui-ci : être obligé d’écouter les gens. Écouter fait partie de la stratégie des pauvres. Je ne veux pas dire qu’il faille écouter tout le monde. Il faut choisir qui on écoute. Ça oui: il faut écouter attentivement, ou du moins donner l’impression qu’on écoute attentivement. Il faut donner le sentiment d’une adhésion active envers la personne qui parle. On peut laisser vagabonder sa pensée, mais il faut donner l’impression qu’on est présent et qu’on adhère à ce que dit la personne qui parle. Cette dernière chose est par ailleurs plutôt simple: elle consiste à maintenir un certain éclat dans les yeux, à regarder son interlocuteur d’une façon tendre, intéressée et bienveillante, tout en hochant la tête, et en maintenant ses signes d’assentiment parallèles aux choses que l’autre personne est en train de formuler. Il est également indispensable de demander, de temps à autre: « Voulez-vous, je vous prie, répéter ce que vous avez dit tout à l’heure? Auriez-vous l’amabilité de m’éclairer à propos du concept auquel vous faisiez allusion il y a un instant? » Les gens veulent être écoutés. C’est une des choses qui leur fait le plus plaisir. Ils préfèrent ça à l’argent, aux femmes, à la bonne chère et au bien boire. Un homme écouté se transforme en prétentieux extrêmement heureux. Cela dit: lorsque les hommes se sentent écoutés, ils deviennent faibles. Ces moments de faiblesse sont l’unique fissure à travers laquelle peut filtrer une goutte de générosité du granit humain. Ce sont ces moments-là dont un pauvre peut profiter. S’il ne parvient pas à les provoquer ni à en tirer profit, mauvais signe… Le système de parasitologie établi naturellement entre les hommes, et entre les hommes et les femmes, repose sur l’adulation – sur le plaisir physique que procure le fait de se sentir adulé -, et la forme la plus active et la plus sournoise (autrement dit, la plus éternelle) d’adulation est de savoir écouter de façon naturelle, active et discrète. Ce qui contribue énormément à atteindre cette façon naturelle est de ne pas commettre la bêtise de montrer ce qu’on sait réellement. On doit savoir dissimuler ses propres connaissances – si toutefois on en a quelqu’une – jusqu’à un point précis – mais sans en venir non plus à l’extrémité de trop accentuer sa stupidité…

Frigola parle extrêmement vite, en tremblant légèrement des mains, mais sans faire le moindre geste, tout rouge, comme s’il avait honte de parler – un petit sourire sarcastique glacé aux lèvres.

— On comprendra que l’art d’écouter, poursuit-il, est une chose extrêmement fatigante et que cela vaut vraiment la peine d’avoir une rente pour éviter d’avoir à le pratiquer. À mon avis, la façon la plus concrète et agréable de l’indépendance est de pouvoir vivre en n’écoutant personne. Les hommes très forts, de grande constitution biologique, n’écoutent jamais personne. Ce sont des hommes réellement impressionnants. Ils se lancent à faire les choses aveuglément, sans réfléchir, en comptant exclusivement sur leur instinct, en suivant leurs propres calculs dépourvus de clarté, sans s’occuper des autres. Dans l’Ancien Testament, les personnages gros, forts, costauds, agissent de façon totalement imprévisible, sans la moindre prudence, poussés par l’impétueux tourbillon de leur tempérament. L’inconscience et la folie qui interviennent dans la production des actions humaines, qu’on s’accorde à penser importantes, sont on ne peut plus impressionnantes…

Pause – qui se prolonge. Un lourd silence plane au-dessus de la table – un silence enveloppé par la rumeur des autres tables. Frigola fixe le plafond du café, plisse le front et fronce les sourcils comme s’il faisait un grand effort douloureux, il tire deux ou trois bouffées sur sa cigarette et dit juste après, gêné:
— Je ne me rappelle plus ce que je voulais dire…
Nous éprouvons tous un sentiment de soulagement, comme si on venait de nous ôter un poids des épaules. »

Illustration: photographie d’Alessandro Travagli.

  1. serge says:

    Et quand on pense qu’il avait vingt-deux ans quand il a écrit ce livre.
    Il paraît qu’il y a quarante autre tomes. Au travail.

  2. Rita says:

    J’aime énormément Josep Pla. Je ne cesse de le lire, de le relire, de l’ouvrir au hasard à une des nombreuses pages que j’ai marquées, et de m’extasier. Je préfère la traduction de Pascale Bardoulaud. J’ai comparé quelques passages de cette traduction avec celle de Gallimard (je trouve que celle de Gallimard est emphatique). Ce que j’aime chez Josep Pla, c’est cette propension à observer avec humour et avec une très belle prose des gestes quotidiens. J’aime son écriture savoureuse (les paysages sont décrits avec beaucoup de vie et d’émotion). Le tout est ponctué par quelques passages dans lesquels il arrive par une sorte de fulgurance à synthétiser une situation somme toute assez universelle en quelques mots, avec truculence (c’est pour cela qu’une traduction emphatique tout le long du récit me gêne.) Il est vraiment drôle et piquant. Un jour, c’est sûr, j’irai faire un tour à Palafrugell !

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Patrick Corneau