Lorsque Régis Debray s’est rasé la moustache, ce fut un signe d’époque: le guévarisme s’étant évaporé dans les banlieues, il ne restait à l’ancien barbudo des pampas qu’à ronchonner sur les méfaits de la modernité (merdonité)! D’où la question: est-ce que moustache coupée vaudrait normalisation? Rentrée dans le rang? Ou pire: veste retournée? A voir.
Or doncques que penser de la barbe rasée d’Umberto Eco?

« Nul, dans ce qu’on appelait naguère le monde littéraire et que le Spectacle a rebaptisé scène littéraire, nul n’a, semble-t-il, souligné l’événement que constitue le fait qu’Umberto Eco s’est rasé la barbe. Il n’en a gardé qu’une moustache qui lui donne l’air d’un notaire de province, non plus d’un sémioticien. Non que les sémioticiens soient tous barbus, ni moustachus tous les notaires de province, encore moins que la figure d’Eco ait atteint cette dimension où son épiphanie iconique constituerait un événement en soi; mais les variations de la pilosité sont un bon indice anthropologique, et Umberto Eco n’est pas qu’un sémioticien: il écrit aussi des romans. Depuis 1980, il est devenu si célèbre qu’on peut presque dire qu’il est un romancier qui a écrit des essais de sémiotique, le romancier inventant en quelque sorte son théoricien quasi contradictoire, en une perversion de l’idée borgésienne selon laquelle tout grand écrivain suscite ses prédécesseurs.

En quoi le rasage d’une barbe est-il donc un événement, dans un monde posthistorique où il n’y a sans doute plus de littéraire que des événements vides de littérature, donc de sens? En vérité ce rasage ne serait pas un événement si Eco n’avait également rasé son roman le plus célèbre (et nonobstant rasoir), le Nom de la Rose, vendu à trente millions d’exemplaires dans plus de quarante langues, et dont il vient de donner une version modernisée, « plus fluide et accessible », débarrassée des citations latines, avec des descriptions « allégées », mais sans toucher à l' »intrigue ». Loin de moi l’idée de contester à un écrivain le soin de revoir un de ses livres; avec le rasage du Nom de la Rose, il s’agit cependant de tout autre chose: « Rafraîchir l’œuvre et se rapprocher des technologies et des générations nouvelles », c’est, pour filer une métaphore qui suggère l’accointance du notaire avec un garçon coiffeur reconverti en intervenant culturel, ce qui serait tout à fait dans l’ordre de la postmodernité, c’est donc débarrasser le roman des mots anciens, des digressions philosophiques et du latin, soit de tout ce qui donnait une dimension ou une apparence littéraire à un roman qu’on qualifiera au mieux de populaire, au pire de best-seller international, et qui, aujourd’hui rasé, appartient à cette zone où la postlittérature (le roman international) rejoint la sous-littérature historico-occultiste anglo-saxonne de Dan Brown et consorts, dont Eco est devenu le prototype, avec Dumas et Conan Doyle pour ancêtres et l’idée, post-postmoderne, que la narration (l' »intrigue »), et non plus la littérature, est la valeur non seulement heuristique de l’Occident mais aussi son ultime forme de transcendance; d’où l’hégémonie du romanesque, qu’il existe sous forme de roman, de jeu vidéo, ou de film. Une littérature (celle d’Eco) en fin de compte illisible parce qu’elle laïcise la transcendance pour trahir l’idée même que nous nous faisons de la littérature comme expérience intérieure, et en particulier du roman comme lieu où s’éprouve et se renouvelle la littérature. En réduisant son roman à sa seule intrigue, Eco suggère que la prochaine étape, lorsqu’il se rasera par exemple la moustache, sera la version de son roman pour videogame, mot que j’écris en anglais, car la régression de l’objet littéraire à la technologie du divertissement ne peut qu’avoir lieu dans la langue du grand entertainment planétaire, l’italien d’Eco ne pouvant pas plus se maintenir que les autres langues nationales en leur acception littéraire, l’anglais y compris, si bien que la leçon que nous pouvons tirer des tribulations du Nom de la Rose et des métamorphoses pileuses de son auteur revient à constater l’élimination progressive dans le roman non seulement du style mais aussi de la langue: le roman comme lieu de destruction de la langue, donc de paupérisation de la littérature. »
Richard MILLET, Langue fantôme suivi de Éloge littéraire d’Anders Breivik, Pierre-Guillaume de Roux Editions (août 2012).

[Billet pour servir à l’exploration du « señoritisme » – façon « vieux beaux glabres » – illustré, conceptualisé et ausculté par Fréréric Schiffter. Par ailleurs, s’il n’est pas de bon ton dans les parages du Monde de citer un auteur unanimement vilipendé par les médias (à l’exception de Nicolas Gary), néanmoins, il est de bon ton, ici, de ne pas hurler avec les loups pour s’acheter – à peu de frais – une bonne conscience « politiquement correcte ».]

  1. un promeneur says:

    Très belle citation et merci pour Millet — car après tout le droit au pamphlet est un des bénéfices de la liberté d’expression, et on est frappé par tous ces gens intelligents qui ont brûlé son livre sans même l’ouvrir, panurgisme de classe dans la Lippérature où les mouvements d’adoration et de lynchage se suivent exactement comme les éditions (curieux mot ici … ) du Tour de France se succèdent —. Penser hors de la Doxa est une bonne chose pour tout le monde.

    1. Merci pour votre commentaire. Oui, les « mutins de Panurge » exercent une véritable terreur-intimidation autour d’un livre qu’ils n’ont, le plus souvent, pas lu (« j’en ai entendu parler… »). Pour en parler, il faut déjà pouvoir le lire! Hier, dans mon quartier deux libraires m’ont déclaré qu’ils refusaient de le vendre…
      [J’ajoute votre blog dans ma « blogroll », je suis devenu un adepte de Joseph Frisch ;-)]
      [Pour information, le lien « un promeneur » vers votre blog dans votre commentaire ne fonctionne pas…]

    1. Cédric says:

      Menteur !

      ( de faux gentils spams viennent régulièrement vous rendent visite chez Monsieur du Lorgnon, vous aurez remarqué que je m’amuse à leur répondre, alors même qu’ils ne me liront jamais ! 😉 )

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Patrick Corneau