Le Japon est à l’honneur au Salon du livre, occasion de revisiter notre relation à ce pays sans tomber dans les mythes, les clichés du « mystère japonais » et les fadaises folkloriques. Ce dont se garde bien Philippe Forest responsable du très beau numéro de la NRF consacré à ce pays après la catastrophe de Fukushima et considéré à partir des regards croisés d’écrivains français et japonais.

Philippe Forest a par ailleurs publié en 2004 un beau roman sur son expérience japonaise en confrontant les images de sa propre vie à trois vies rêvées: celles de Kobayashi Issa (1827), passé maître dans la composition du haïku; Natsume Sôseki (1917), considéré comme l’inventeur du roman japonais moderne et Yamahata Yosuke (1966), le premier photographe dépêché à Nagasaki juste après l’explosion nucléaire d’août 45. Du portrait d’Issa, j’ai extrait ce passage sur l’incontournable notion de sabi:

« La poésie est le sentiment du temps, son chiffre ébloui et impuissant. Il n’y a pas de vérité plus forte et plus désespérée.
Au Japon, le pessimisme de Bouddha épouse la forme vide des mêmes paysages sans cesse coloriés de couleurs différentes par le changement des saisons. La langue japonaise connaît toutes sortes de mots dont la philosophie peut choisir de faire de fragiles et douteux concepts afin d’exprimer cette perception doucement désolée de la vie. L’un de ces mots est sabi, qui signifie « navré », « déclinant », « ancien » et désigne toute extase mélancolique devant le spectacle minuscule de la grande impermanence des choses.

L’arbre qui fleurit un instant et que blanchit la clarté provisoire de la lune pleine pour un soir, la fleur qui se fane à peine dans son vase, la pierre qui se couvre de mousse et de rouille verte et rousse, l’herbe jaune qui grandit sur la terre et sous laquelle reposent des guerriers et des princesses : toutes ces choses disent le passage imperceptible du temps qui ravage, efface et oublie. L’Europe tient pour beau tout ce qui se dresse majestueusement dans l’espace et dans le temps, ce que la raison érige pour durer et inscrire son signe dans le néant. Mais au Japon, on trouve beau ce qui se soumet à la loi vide de l’être et qui se défait délicieusement afin d’offrir au cœur de l’homme un moment pur de jouissance triste.
C’est en tout cas ce que nous apprennent les livres de philosophie et de littérature.« 
Sarinagara
, Philippe Forest, Gallimard, 2004.

Illustration: Gallimard / photographie de Masahiro Makino.

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Patrick Corneau