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Lire n’importe comment, n’importe quoi

A quelques jours d’intervalle, je suis tombé sur ces deux extraits qui semblent corroborer mon approche de la lecture (même s’Il ne faut pas se mêler des problèmes que chacun a avec la lecture) qui, comme un voyage, doit être pleine d’imprévus et de découvertes, c’est-à-dire sans guides et, comme disait Baudelaire, « loin de la route sûre »…

« En apparence, j’ai lu n’importe comment, n’importe quoi. En fait, non. En fait, j’ai toujours lu des livres dont on m’avait dit qu’il fallait les lire, des gens, des amis ou des lecteurs en qui je croyais. J’étais dans un milieu qui jamais ne s’en référait aux critiques littéraires pour savoir ce qu’il fallait lire. Lorsqu’il m’arrivait de lire après coup des critiques de livres que j’avais lus, je ne reconnaissais pas ma lecture. La fonction critique, surtout écrite, journalistique, tue le livre dont elle rend compte. Pour que le livre ne la gêne pas pendant qu’elle opère, la critique immobilise le livre, elle l’endort, le sépare d’elle et elle le tue sans le savoir et il reste tué à la lecture de son histoire, toutes les critiques littéraires sont mortelles parce qu’il n’y a pas de lecture forcée. Ou on reste alors dans les couloirs de la littérature. Mais le livre reste mort. »
Marguerite Duras, « Il ne faut pas se mêler des problèmes que chacun a avec la lecture », (texte publié à l’origine dans le New York Times le 23 juin 1985, Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade).

« Un grand professeur de Normale disaient à ses élèves: ‘Lisez, mais au hasard, lisez sans nul programme. C’est le seul moyen de féconder l’esprit.’ On ne peut savoir qu’après coup si le temps est perdu ou non. Sans le temps perdu, qu’est-ce qui existerait? La pomme de Newton est fille du temps perdu. C’est le temps perdu qui invente, qui crée. Et il y a deux littératures: celle du temps perdu, qui a donné Don Quichotte, celle du temps utilisé, qui a donné Ponson du Terrail. Celle du temps perdu est la bonne. Le temps perdu se retrouve toujours cent ans après. »
Alexandre Vialatte, Chroniques de La Montagne, Robert Laffont, Bouquins (chronique du 9 juillet 1957).

Il est d’usage de pester contre la perte de « l’exception culturelle française » et le déclin de la lecture, mais – tout de même – réjouissons-nous d’être encore l’un des seuls pays d’Europe où perdurent les petites librairies (celle de mon quartier est un délice!), où l’on peut aller chercher un livre dans une médiathèque un dimanche après-midi et où il est possible d’avoir une conversation littéraire avec un chauffeur de taxi.

Illustration: Marilyn Monroe, photographie d’Alfred Eisenstaedt/« Sleeping on books » by Machicouly/Flickr

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  1. Un chauffeur de taxi says:

    Faut que je vous dise M’sieur Lorgnon… J’ai transporté le Doctor S. ce matin jusqu’à la Rue des écoles pour sa conférence sur Le señoritisme : des exemples.…Eh bien, il a oublié son journal, le Doctor, : 9 Semaines avant l’élection. , vous connaissez ?
    Dedans il y a cette phrase d’un certain Kark Kraus qui colle bien à votre sujet du jour, je crois : Mais où est ce que je prends tout ce temps pour ne pas lire tant de choses?
    A bientôt dans mon taxi.

  2. Cédric says:

    Dans l’extrait de Duras, ne faut-il pas lire ‘toutes’ au lieu de ‘foutes’ ? ( je vous assure que je ne lis pas avec l’œil du « correcteur », je ne peux simplement pas m’empêcher de signaler ces coquilles que je détecte sans le vouloir…)

    1. Cédric says:

      Le ‘f’ étant voisin du ‘t’ sur un clavier, la coquille, le doigt qui ripe me semble pourtant assez probable (mais « sembler » exprimer le contraire d’une certitude) et puis que voudrait dire « foutes les critiques littéraires »?

      ( ceci étant dit seulement si votre remarque était sérieuse cher chauffeur 2taxis 😉 )

  3. k.role says:

    ouiiiii ! merci pour ça !…
    J’ai trouvé un livre hier, laissé sur un fauteuil de cinéma : c’est un livre voyageur, celui qui le trouve le lit puis le dépose en quelque lieu public pour un autre lecteur de hasard. Vous connaissez le principe ?

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Patrick Corneau