Inspiré par un roman de Didier Decoin (Est-ce ainsi que les femmes meurent?), « 38 témoins », le film puissant et maîtrisé de Lucas Belvaux vient à point secouer la lâcheté ordinaire et le silence complice… Hélas, le « circulons, y’a rien à voir » n’est pas nouveau. Il se trouve que je suis en train de lire l’admirable et indispensable Journal d’Hélène Berr, morte à 24 ans à Bergen Belsen (quelques jours avant la libération du camp).  Cette jeune agrégative d’anglais de 22 ans entreprit d’écrire pour témoigner de ce qu’elle voyait et vivait dans le Paris occupé de 1943. Témoigner parce que « le plus profond du malheur et de la barbarie était impossible à dire aux passants aimables et indifférents«  comme dit Patrick Modiano en préface à ce texte bouleversant et, on peut le dire, mythique (Journal 1942-1944, Coll. Points, Seuil, 2009).

Extrait de la lettre du lundi 11 octobre 1943: « (…) La rage de Maman s’était tournée contre Mme Agache. Et derrière Mme Agache, contre l’inertie des catholiques. Et elle avait parfaitement raison. Les catholiques n’ont plus le libre jugement de leur conscience; ils font ce que leurs prêtres leur disent. Et ceux-ci ne sont que des hommes faibles et souvent lâches ou bornés. Est-ce que si le monde chrétien s’était levé en masse contre les persécutions, il n’aurait pas réussi? J’en suis sûre. Mais il aurait déjà dû s’élever contre la guerre, et il n’a pas pu le faire. Est-ce que le pape est digne d’avoir le mandat de Dieu sur la Terre, lui qui reste impuissant devant la violation la plus flagrante des lois du Christ?
Est-ce que les catholiques méritent le nom de chrétiens, alors que s’ils appliquaient la parole du Christ, il ne devrait pas exister une chose qui s’appelle: différence de religion, et de races même?
Et lorsqu’ils disent: la différence entre vous et nous, c’est que nous croyons à la venue du Messie, et que vous l’attendez toujours. Mais, eux, qu’ont-ils fait du Messie? Ils sont aussi mauvais qu’avant sa venue. Ils crucifient le Christ tous les jours. Et si le Christ revenait, n’aurait-il pas les mêmes paroles à répondre? qui sait si son sort ne serait pas le même?… »

Lettre du dimanche 17 octobre 1943: « Georges à déjeuner. Rue Raynouard. Été faire de la musique chez Denise. Breynaert me raccompagne jusqu’au métro. Qu’il est loin de nous, celui-là! Il revient de vacances, du lac d’Annecy. Je n’envie plus personne, et je suis trop fière pour même vouloir leur faire sentir leur insensibilité (ce qui serait une tâche très lourde, d’ailleurs), car je ne veux pas de leur pitié. Mais il est douloureux de voir comme ils sont loin de nous. Sur le pont Mirabeau, il m’a dit: « Alors, cela ne vous manque pas de ne pouvoir sortir le soir? » Mon Dieu! Il croit que nous n’en sommes qu’à ce stade-là! Il y a bien longtemps que je l’ai laissé derrière moi. Je n’ai même jamais pensé à m’y arrêter, peut-être parce que je n’ai jamais été mondaine, mais surtout parce que je savais qu’il y avait des choses plus affreuses.
Je m’indigne de son incompréhension. Mais quelquefois j’essaie de me mettre dans la peau de quelqu’un du dehors. Quelle doit être sa vue de la question? Pour un Breynaert, c’est simplement une privation de jouissances mondaines. Et voilà deux ans qu’il nous voit toutes les semaines! Je crois tenir là la preuve qu’il est imperméable, impénétrable, égoïste. »

Lettre du mardi matin, 19 octobre: « Je me suis réveillée angoissée par ce problème de l’incompréhension des autres. J’en suis arrivée à me demander si ce que je voulais n’était pas impossible. Hier, à la Sorbonne, j’ai parlé avec une de mes camarades très gentille, Mme Gibelin. Il y avait tout de même entre nous le fossé de l’ignorance. Pourtant, je crois que si elle savait, elle serait aussi angoissée que moi. C’est pour cela que j’ai eu mille fois tort de ne pas faire l’effort si dur de tout raconter, de la secouer, de lui faire comprendre.
Mais il y a en moi tant d’obstacles à cet effort: d’abord la répulsion à exciter la pitié des autres (et pourtant j’essaie toujours de leur arracher leur compréhension, et de les rendre un peu honteux d’eux-mêmes). Seulement, là, on se heurte à un grave problème: la nature humaine est ainsi faite que votre interlocuteur ne comprendra que si vous lui donnez des preuves immédiates, des preuves dont vous êtes le centre; il ne s’émouvra pas de vos récits concernant les autres, mais de votre sort à vous. Ce n’est qu’en lui disant les malheurs qui vous frappent vous, que vous lui arracherez un peu de compréhension. Mais alors? je m’aperçois avec dégoût que je fais fausse route: que c’est moi qui suis devenue le centre d’intérêt, alors que la seule chose qui compte, c’est la torture des autres, c’est la question de principe, ce sont les milliers de cas individuels qui constituent cette question; je m’aperçois avec horreur que l’autre donne sa pitié (qui est beaucoup plus facile à obtenir que sa compréhension, car celle-ci implique une adhésion de tout son être, une révision totale de lui-même).
Comment sortir de ce dilemme?
Il y a très peu d’âmes assez généreuses et nobles pour envisager la question en soi, pour ne pas faire de celui qui raconte un cas individuel, mais pour voir à travers lui toute la souffrance des autres. Ces âmes-là doivent avoir une grande intelligence, et aussi une grande sensibilité, ce n’est pas tout de pouvoir voir, il faut pouvoir sentir, il faut pouvoir sentir l’angoisse de la mère à qui on a pris ses enfants, la torture de la femme séparée de son mari; la somme immense de courage qu’il doit falloir chaque jour à chaque déporté, les souffrances et les misères physiques qui doivent l’assaillir.
Je finis par me demander si tout simplement je ne devrai pas me résoudre à partager le monde en deux parties: celle des gens qui ne peuvent pas comprendre (même s’ils savent, même si je leur raconte; pourtant encore souvent je crois que la faute est en moi, parce que je ne sais pas comment les persuader), et ceux qui peuvent comprendre. Me résoudre à porter désormais mon affection et mes préférences sur cette dernière partie. En somme, renoncer à une partie de l’humanité, renoncer à croire que tout homme est perfectible.
Et dans cette catégorie préférée, il y aura une grande quantité de gens simples, et de gens du peuple, et très peu de ceux que nous appelions « nos amis ».
La grande découverte que j’aurais faite cette année aura été l’isolement. Le grand problème: combler le fossé qui maintenant me sépare de toute personne que je vois. »

Quelle lucidité, quelle maturité, quelle hauteur d’âme! Hélène Berr n’avait que 22 ans, elle écrivait en 1943, il lui restait deux années à vivre…
Une bibliothèque du 12ème arrondissement de Paris porte son nom.

Illustration: photographie d’Hélène Berr, « Une vie confisquée » ©Mémorial de la Shoah, collection Job.

  1. Frédéric Schiffter says:

    Cher Lorgnon,

    Permettez-moi de publier ci-dessous une note sur Hélène Berr parue dans le dernier numéro de 5 Semaines avant l’élection. Bien à vous.

    La belle Hélène

    Hélène Berr. Comment fait-elle pour rester si douce quand elle exprime l’horreur qui s’abat sur sa vie ? Le mot « nazi », si je ne me trompe, n’apparaît qu’une seule fois dans son journal. Leçon d’indignation digne. Autre aspect frappant, en ce texte : Hélène récuse la « judéité » dans laquelle on veut l’enfermer. « On » : les juifs identitaires, les sionistes (elle répète le mot), les antisémites de tout poil, les plus virulents comme les plus sournois. « Non je n’appartiens pas à la race juive », écrit-elle le 27 juillet 1942 après avoir écouté dans « un état d’exaspération » une conférence d’Emmanuel Lefschetz, directeur du foyer de l’U.G.I.F. Sa judéité, elle l’inscrit non pas dans un judaïsme national ou religieux, même si elle observe quelques rites de ce culte, mais dans un judaïsme sécularisé et dissout dans le mode de vie d’une bourgeoisie parisienne cultivée. Culturellement, c’est-à-dire tant sur le plan des mœurs que sur celui de la formation de l’esprit, Hélène se sent avant tout française ou universelle (je sais bien que nombre de crétins pensent que, justement, rien n’est plus juif que ce sentiment d’universalité) — à preuve, sa passion pour Shakespeare, mais aussi pour les compositeurs, les romanciers, les poètes, allemands, russes, français, etc., et, enfin, son amour de Paris, ville de tous les plaisirs du cœur et de l’esprit. Quand on lui répète qu’elle est essentiellement juive, elle vit cela comme une injure faite à sa personnalité. Une violence. Une amputation. Lors de la rentrée universitaire en Sorbonne de 1943, alors que la menace de la rafle se resserre, elle tente malgré tout de retrouver son cher univers studieux. Mais, écrit-elle le jeudi 14 octobre, quatre mois avant son arrestation : « Je ne suis plus mon moi complet dans ce royaume ».

    1. Cher Frédéric Schiffter, merci pour cette note éclairante sur cet être (sans jeu de mots) si lumineux! Hélène Berr, outre cette intelligence aigüe des évènements, de sa situation tragique et une prescience étonnante de ce que cette guerre allait induire pour le destin de l’Europe, était une musicienne émérite, violoniste s’efforçant en jouant avec ses ami(e)s de surmonter l’horreur ambiante (les derniers mots du Journal sont précisément « Horror, horror, horror »). Des femmes, des hommes de cette qualité nous manquent cruellement…

  2. Jmt says:

    Bel hommage ! Il n’est jamais trop tard pour mieux faire puisque la 1ère édition remonte à déjà quatre années maintenant. Nous avions pu consulter dès 2002 le manuscrit au Mémorial, que d’émotion ! Et puis, comme vous le savez sans doute, une belle exposition s’est tenue au Mémorial la moitié de l’année dernière. Peut-être vous y êtes vous rendu ?

    Vous avez vous-même recopié deux longs passages ! Merci mille fois. Quel travail (quoique, bon, je fais de même pour les poètes que je publie).

    Ce qui interdit chez Hélène, c’est sa soucieuse insouciance, son écriture printanière,
    sa culture infinie, son éclatante lucidité et mille autres choses… ; on la lit comme on lirait sa propre soeur.

    Merci monsieur.

  3. Rodrigue says:

    Beaucoup de personnes se sentent actuellement proche d’Hélène Berr: regardez elles couchent dans la rue, travaillent pour des salaires indescents, leurs conditions des vie sont détestables et bien qu’aucune décision politique ne les empêche de continuer à vivre, elles meurent plus tôt que le commun des mortels. Ce sont des pauvres, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient toutes incultes… loin de là

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Patrick Corneau