« Véritable avant-garde de l’adaptation, le gauchisme (et surtout là où il était le moins lié au vieux mensonge politique) a donc prôné à peu près toutes les simulations qui font maintenant la monnaie cou­rante des comportements aliénés. Au nom de la lutte contre la routine et l’ennui, il dénigrait tout effort soutenu, toute appropriation, nécessairement patiente, de capacités réelles: l’excellence subjective devait, comme la révolution, être instantanée. Au nom de la critique d’un passé mort et de son poids sur le présent, il s’en prenait à toute tradition et même à toute transmission d’un acquis historique. Au nom de la révolte contre les conventions, il installait la brutalité et le mépris dans les rapports humains. Au nom de la liberté des conduites, il se débarrassait de la responsabilité, de la conséquence, de la suite dans les idées. Au nom du refus de l’autorité, il rejetait toute connaissance exacte et même toute vérité objective: quoi de plus autori­taire en effet que la vérité, et comme délires et mensonges sont plus libres et variés, qui effacent les frontières figées et contraignantes du vrai et du faux. Bref, il travaillait à liquider toutes ces composantes du caractère qui, en structurant le monde propre de chacun, l’aidaient à se défendre des propagandes et des hallucinations marchandes. » Jaime Semprun, L’abîme se repeuple, Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1997.

Il n’est pas usuel que l’on pointe l’affinité entre l’instantanéité revendiquée dans le slogan révolutionnaire du « Tout, tout de suite! » et l’instantanéité marchande répétée de façon frénétique dans les exigences et jouissances du consommateur hédoniste en quête d’une vie « enfin débarrassée de l’effort de vivre ».

Un regard critique par un fidèle de Guy Debord qui connaissait bien la gauche au sens large, que celle-ci soit marxiste, socialiste ou même social-démocrate. En effet, Jaime Semprun fut l’analyste des mouvements sociaux de fond, de la novlangue, et le critique sans concession – dans une langue superbe comme ici dans L’abîme se repeuple – des divers aspects de la société industrielle. Fils de Jorge Semprun et de la comédienne Loleh Bellon, né en 1947, décédé en 2010, Jaime Semprun fut un essayiste brillant (certains pensent qu’il fut la plume sous le pseudonyme « Baudouin de Bodinat »), fondateur de l’Encyclopédie des Nuisances (1991) ou furent publiés des textes de Georges Orwell, Jean-Baptiste Mandosio, René Riesel, Günter Anders, William Morris, etc.

Illustration: Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances.

  1. racbouni says:

    Ehehe, tous les Semprun, Finkielkraut, Paz, Vargas et cie s’acharnent à considérer comme « fruits du gauchisme » l’ensemble maux de notre société par goût de revanche contre l’ idéal trahi par les suiveurs de l’URSS, par déception amoureuse envers les idéologies qui prétendaient humaniser, élever et égaliser l’homme. Et les voilà qui se diront volontiers « conservateurs » désormais. Pourtant, moi je ne vois guère plus de lumière chez les conservateurs de tou poils, surtout chez les politiques (Hollande Sarko revers et avers de la même connerie navrante) français !

    Disons que pour bousculer valablement le conservatisme d’une société, il faut avoir une force au moins égale ou dépassant ce conservatisme. L’hédonisme du « tout , tout de suite » a plus à voir avec les caprices infantiles (c’est l’idéologie libertaro/spontanéïste nécessaire pour créer la « béance mentale » capable d’ingérer sans fin les diarrhées abêtissantes de la production industrielle de masse) qu’avec une remise en cause sérieuse, argumentée et résolue des fondements du conservatisme.
    Eh oui, n »est point Bakounine ou Artaud qui veut. Pour faire un bon anarchiste/révolutionnaire, il faut sans doute avoir subi longtemps les moulages mutilants du conservatisme, pour DEVENIR capable de les transcender.

    Les fameux jeunes banlieusards qui ne lisent jamais, dealent/fument du shit, brûlent des bagnoles, tabassent des quidams, caillassent les flics et rêvent continuellement à des orgies de jeux vidéos et de « meufs » ne pourront jamais constituer autre chose qu’un pouvoir de nuisance localisé, et d’une utilité plus que précieuse aux pouvoirs en place (Sarkozy, Le Pen). Ils représentent pour moi la barbarie muette qui veut décapiter Shéhérazade dans les 1001 nuits.

    Plus le temps passe dans cette société industrielle de masse, plus le serpent se mord la queue : comment des consommateurs hédonistes répugnés par l’effort, sans curiosité intellectuelle, ne fonctionnant qu’à la pulsion pourront continuer de travailler pour maintenir à flot le système ?

  2. k. says:

    la philosophie politique, c’est passionnant, elle nous permet d’approcher la réalité sous un autre angle. Celles qui comme ici tentent de se libérer des préjugés idéologiques sont rarement comprises.

    « l’histoire a déjà montré à plusieurs reprises qu’il ne faut pas grand-chose pour faire basculer des millions d’hommes dans l’enfer de 1984 : il suffit pour cela d’une poignée de voyous organisés et déterminés. Ceux-ci tirent l’essentiel de leur force du silence et de l’aveuglement des honnêtes gens. Les honnêtes gens ne disent rien, car ils ne voient rien. Et s’ils ne voient rien, en fin de compte, ce n’est pas faute d’avoir des yeux, mais, précisément, faute d’imagination. »

    Simon Leys : ORWELL ou l’horreur de la politique.

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Patrick Corneau